14

Paretti monopolisait la liaison laser générale avec le Thétis. Au grand mécontentement de Rayat, qui s’exprimait volontiers sur le sujet.

De l’avis d’Eddie, le match d’insultes dans la salle des comms avait commencé là. Il l’entendait depuis la base. Il arriva d’un pas tranquille, prêt à faire l’arbitre, du moment qu’ils vidaient les lieux en vitesse. Il avait un nouvel article à soumettre. Ce n’était pas une question de temps : les données restaient en mémoire tampon jusqu’à ce que le Thétis soit en ligne de mire pour recevoir les données et – surtout – jusqu’à ce que Shan Frankland les autorise à partir. Mais au moins, il avait l’impression d’avoir envoyé son article.

— Vous avez lu mes données, espèce d’enfoiré. N’essayez pas de nier.

Une main sur la table, Rayat était penché sur Paretti, calé dans le fauteuil. Mais c’était Paretti qui lançait les accusations. L’arrivée d’Eddie leur fit marquer une pause, mais ne les arrêta pas.

Rayat posa l’autre main sur la table.

— Qu’est-ce que je ferais de vos données ? Elles n’ont rien à voir avec mon domaine.

— Et bien sûr, elles n’intéresseraient pas Warrenders.

— Eh !

— C’est de l’espionnage ! Vous balancez mes données à votre employeur.

Eddie frappa la paroi du plat de la main.

— Les gars, excusez-moi de vous interrompre, mais vous ne pourriez pas aller faire ça dehors ? S’il vous plaît. Ne m’obligez pas à aller chercher la Dame de Fer.

— Bonne idée, dit Rayat. Elle est censée viser toutes les transmissions. Elle pourra vous montrer que je n’ai pas consulté vos putains de fichiers.

Il sortit en bousculant Eddie.

Paretti, avec son embonpoint et ses boucles prématurément grises, évoquait un chérubin qui vieillirait mal. Il regardait Eddie, les sourcils froncés.

— Ne vous en prenez pas à moi ! Qu’est-ce qu’il a encore fait ? (Au mieux ça ferait un article ; au pire, il préférait largement Paretti à Rayat.) Si c’est pas indiscret…

— Quelqu’un a farfouillé dans mes données, et c’est sans doute lui.

— Pourquoi ferait-il ça ?

— Parce qu’il travaille pour Warrenders, et qu’il y a des primes très intéressantes en perspective. Il touchera cinq pour cent de tous les bénéfices tirés des données recueillies ici. À votre avis, ça vaudra quoi, quand il posera le pied sur la piste, dans soixante-quinze ans ?

— Mais vous n’êtes pas experts dans les mêmes domaines.

— S’il a le même contrat que moi, ce qui est sans doute le cas, il touchera une prime d’un million d’euros pour tout ce qui empêchera HSL ou Carmody-Holbein-Lang de déposer un brevet sur ce que moi, je vais découvrir ici. C’est de l’espionnage.

Eddie connaissait la musique : les journalistes se volaient les scoops à longueur de temps. Cela faisait partie du jeu. Mais, en général, les montants en jeu étaient beaucoup moins importants.

— Apparemment, je n’ai pas choisi la bonne voie dans mes études.

— Ça vous apprendra à vous moquer des forts en maths.

— Donc, duel de tubes à essai à cinquante pas, c’est ça ?

— Ça n’a rien de drôle, Eddie. J’ai renoncé à ma vie pour me retrouver ici. J’ai laissé tout le monde derrière moi pour venir ici.

Comme nous tous. Peut-être les scientifiques avaient-ils un cœur, après tout. Pris dans l’excitation de la nouveauté, personne ne lui manquait pour le moment. Il vivait pour émettre, pas pour recevoir.

Pac, pac, pac. Il avait appris à reconnaître ces bottes. Avec un clin d’œil, Shan s’assit sur le bord de la table.

— Bon, Vani, donnez-moi une seule excuse pour dérouiller Rayat. Vous savez à quel point ça me démange.

— Je pense qu’il a espionné mes données.

— Je suis tellement heureuse de travailler avec Warrenders. (Le sourire qu’elle adressa à Paretti semblait sincère.) Mais j’ai aussi eu l’occasion de rendre visite à vos employeurs HSL. Vous savez ce que je pense ? Ce sont tous des fils de pute, égaux devant la loi.

— Vous savez ce que Rayat va gagner, s’il nous baise ?

— Je suis au courant. Ce n’est pas illégal. C’est infantile, égoïste, c’est du gaspillage de ressources et, au final, cela empêche le public de profiter de vos découvertes à un prix raisonnable, mais ce n’est pas contre la loi.

— Et si je lui flanquais la correction de sa vie ?

— Je serais peut-être trop occupée pour le remarquer, répondit Shan en haussant les épaules.

— Je suis sérieux, Superintendante. C’est de l’espionnage industriel.

— Pas du tout. Essayez de lui casser les doigts. Ça a toujours fonctionné, pour moi.

Elle ressortit. Paretti passa les doigts dans ses cheveux emmêlés et commença à charger ses données.

— Dix minutes, dit-il en regardant Eddie. Et ne me pressez pas !

Dans le campement, Rayat se plaignait auprès de Shan. Eddie la trouvait de très bonne humeur, aujourd’hui. Il l’observait, comme Webster et Chahal. Rayat exigeait qu’elle redresse la situation.

— Pourquoi ? demanda Shan.

Lindsay sortit du réfectoire. Bennett s’immobilisa pour assister à la scène.

— Il a compromis ma réputation professionnelle.

— Allons, on est à vingt-cinq années-lumière de tous ceux qui s’y intéressent.

— Alors vous n’allez rien faire ?

— Eh bien, puisque vous évoquez le sujet, je pense que je vais agir. Vous savez quoi ? Je vais vous donner à chacun le même privilège que moi. Vous pourrez tous regarder les données des autres avant qu’elles soient envoyées. Qu’en dites-vous ?

— Vous ne pouvez pas faire ça !

— Si, si. Ce ne serait que justice.

— Ma société a financé cette mission.

Shan regarda Eddie.

— C’est vrai, Monsieur Michallat ?

Eddie vérifia sa base de données et la rangea dans sa poche.

— Mon rapport originel parlait de vingt pour cent du coût total.

Shan détourna le regard, comme si elle calculait, puis alla parler à Chahal. Il disparut dans le bâtiment et lui rapporta un laser de découpage.

— Attention à vos doigts, Madame, lança-t-il tandis qu’elle se dirigeait vers les quartiers de l’équipage.

Rayat était aussi perplexe que les autres. Eddie s’attendait à moitié à ce qu’elle ressorte avec un module d’émission en morceaux, juste pour leur donner une leçon, mais il entendait Paretti qui parlait à l’IA du Thétis. Deux minutes plus tard, Shan revint en tenant dans ses bras des morceaux de… de mobilier ? Elle fit signe à Rayat d’approcher.

— Tenez, dit-elle. Un cinquième de votre bureau. (Elle lâcha une plaque de composite à ses pieds.) Un cinquième de votre chaise (Deux pieds.) Et votre matelas, votre tasse à café et votre assiette.

Des objets tombèrent au sol. Rayat la contemplait, pétrifié. Webster se mordillait la lèvre inférieure pour ne pas rire. C’était dur.

— Dès que ça sera possible, je vous donnerai la partie arrière du Thétis, pour que vous puissiez repartir. Maintenant, fermez-la et mettez-vous au travail.

Eddie se retint d’applaudir. Rayat resta devant la pile de débris après que Shan fut retournée dans le réfectoire. De son côté, Webster avait dû s’éloigner pour rire tranquille.

Eddie suivit Shan.

— Je ne voudrais pas vous voir en action après quelques verres.

Shan lui sourit en se servant du thé. Il avait le sentiment que c’était exactement l’impression qu’elle avait voulu donner.

— C’est pour ça que je bois très rarement.

— C’est à cause de Mars Orbitale ?

— Non, ça n’a rien à voir avec Warrenders. J’ai horreur des jérémiades, et Rayat n’arrête jamais. (Elle rit, d’un rire tout à fait spontané.) Je ne sais pas ce qui m’a pris.

Il ne la croyait pas. Pas plus qu’il n’imaginait une policière de son niveau – décorée pour sa valeur, chef d’une équipe de flag, recrutée par le Serious Fraud Office – capable d’égarer un groupe de terroristes après une opé-ration d’infiltration massive. Les ratages de la police étaient légion dans l’histoire de l’humanité, mais, déjà à l’époque, il doutait que le récit des événements soit exact. À présent qu’il l’avait rencontrée, il y croyait encore moins. Aussi spontanée qu’elle veuille paraître, ce n’était pas le genre à laisser quoi que ce soit au hasard.

Il croyait bien savoir pourquoi. En partie. C’était ça qui le rongeait, ne pas savoir toute la vérité. Comme tous les secrets qu’il pouvait croiser.

— Ce serait génial de faire une interview de vous.

— Je pense que vos abonnés se ficheront bien de moi, dans vingt-cinq ans, Eddie.

— Pas même au sujet de Green Rage ?

Elle ne sourcilla même pas.

— Une autre fois, peut-être. Je crois qu’on m’a assez humiliée à ce sujet.

— Oui. Je vois. (Il se détourna. Elle ne l’avait pas vraiment envoyé paître, alors il reviendrait à la charge une autre fois.) Il se trouve que j’ai une copie de vos états de service, piochée dans la base de données interne de la BBChan. Ça vous ennuie si je les partage avec le reste de la mission ?

— Pourquoi ?

Vague trace d’acidité dans la voix. Elle se demandait peut-être s’il essayait de faire pression sur elle.

— Ils veulent savoir qui vous êtes ; j’aimerais qu’ils le puissent.

— Vous auriez pu faire ça quand vous le vouliez.

— Je souhaitais avoir votre accord au préalable.

Elle sourit. Elle pouvait prendre sa remarque comme un geste de courtoisie authentique. Ou penser qu’il se conduisait comme un lèche-cul, qu’il savait qu’il en était un, et que tout cela était simplement un petit jeu de « je sais que tu sais que je sais ».

Lui avait vraiment voulu se montrer courtois. Il espérait qu’elle avait compris.

Aras avait fait une promesse, et il la tint. Les bezeri répondirent qu’ils préféreraient observer les nouveaux venus à distance respectable, dans un premier temps. Ce n’était pas qu’ils ne lui faisaient pas confiance, expliquèrent-ils. Néanmoins, ils étaient soucieux. De retour à la bordure du camp, Aras observa les soldats pour la première fois. Ils se tenaient droits et immobiles sur son passage, à le regarder fixement. Le campement était très visible… Comme le premier atterrissage humain, quand les bots étaient arrivés à l’endroit où on avait trouvé la c’naatat. C’était une insulte pour le paysage, mais ils ne resteraient pas assez longtemps pour qu’il faille creuser le roc pour les loger. Ce n’était qu’un campement que l’on pourrait balayer ou déplacer quand il le faudrait.

Il y avait des hommes et des femmes en vêtements utilitaires gris, verts et bleus ; tous portaient des pantalons. Quand il était passé devant eux, ils l’avaient salué avec nervosité. Shan l’avait prévenu qu’aucun d’eux n’avait jamais vu d’extraterrestre intelligent avant lui, rappel – bien inutile – qu’ils étaient particulièrement aveugles à tous les autres non-humains qu’ils avaient pu rencontrer. Il répondit à leur salut d’un hochement de tête poli.

Shan observait un mutisme total. Le souffle court, elle parvint à le suivre jusqu’à la côte sans se laisser distancer. Elle gravit péniblement à sa suite un affleurement de roche noire pour mieux voir les hauts fonds.

Il y avait assez de nuages pour distinguer les formes et les lumières. Des dizaines de bezeri, qui ondulaient des couleurs des anciens, se déplaçaient lentement dans les ombres, suivis de leurs longs tentacules.

Silence. Puis ce fut comme si elle les remarquait pour la première fois.

— Bonté divine. Les lumières !

— Vous distinguez les formes ?

— Oh oui.

— C’est ce que vous pourriez appeler le Conseil des bezeri.

— Que sont-ils ? demanda Shan en se laissant descendre jusqu’à la plage. Des poulpes ?

Elle regardait dans la mer, les mains dans les poches, pendant que le vent faisait voler ses cheveux noués en queue-de-cheval. Une tresse aurait été plus logique, mais elle ne savait peut-être pas les faire. Étrange humaine… intense et agressive, souvent accaparée par des choses qu’il ne voyait pas. Son odeur correspondait généralement à ses mots et expressions. Quand ce n’était pas le cas, il sentait que le mensonge ne lui venait pas naturellement.

Elle tendit le bras vers un secteur des bas-fonds, agité de mouvements sombres, nébuleux, traversé parfois d’une vague de lumière :

— Vous connaissez les poulpes, n’est-ce pas ? Vous en avez vu ?

— Eux n’en sont pas, bien sûr. Mais, anatomiquement, faute d’un meilleur mot, ce sont des céphalopodes. C’est leur environnement qui les a rendus ainsi. Et, comme beaucoup de vos espèces marines, ils communiquent par la lumière et les couleurs.

Elle leva la main et l’agita d’un air hésitant.

— Faute de lumière, j’espère qu’ils comprendront ceci.

Aras sortit la carte azin de son sac et la tendit pour qu’elle puisse la regarder. Il pensait qu’elle pourrait lui plaire. Elle la saisit avec prudence, comme si elle sentait sa fragilité et sa rareté.

— C’est une ancienne carte bezeri de leur plaque continentale ouest.

— Ils créent des représentations de leur environnement ?

— Oui. Ce ne sont que les cartes visuelles, bien sûr, pas les olfactives. Celles-là sont mises à jour en permanence.

— Je n’avais pas idée qu’une espèce aquatique puisse fabriquer des objets.

— Ils furent tout aussi surpris que des espèces intelligentes et technologiques puissent vivre dans le vide de la surface.

Shan paraissait hypnotisée par la carte en coquillage. Elle suivit les contours du bout du doigt. Pendant un instant, Aras la prit pour une enfant à qui il pourrait apprendre.

— Que montre-t-elle ?

— Des territoires, des demeures, des profondeurs, insista Aras. Les humains considèrent-ils les poulpes comme intelligents, à présent ?

— Nous continuons de les manger, alors je dirais non.

— Et vous, en mangez-vous ?

— Non. Je n’en ai jamais goûté. Je pense qu’on ne devrait rien manger qu’on ne soit pas disposé à tuer soi-même.

Son attitude et son odeur trahissaient l’agitation, mais elle disait vrai. Elle ne dégageait pas l’arôme plat et amer de la chair morte, contrairement aux autres gethes. Il les trouvait repoussants. Les velourocs aussi dévoraient les tissus corporels, mais eux n’avaient pas le choix.

— Donc, si les gethes ne mangent pas ce qui est intelligent, où situez-vous la limite entre la proie et la non-proie ? Comment faites-vous la différence ?

Gethes ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Charognard.

— Oh. (Elle haussa les épaules.) On dévorerait sans doute tout ce qui n’a pas le droit de vote.

— Vous mangez des humains non intelligents ?

— Non. Et, avant que vous me posiez la question, oui, nous mangeons de la viande parce que nous le pouvons, pas parce que nous en avons besoin. (La partie noire de ses yeux était beaucoup plus large, et il sentait une odeur, entre la colère et l’excitation. Elle ne détourna pas le regard comme le faisaient les autres femmes de la colonie. C’était une vraie matriarche.) Quel genre de société ces bezeri possèdent-ils ?

— Communautaire, comme la vôtre.

— Ils ont découvert le voyage spatial ?

— Ils le croient.

— Je ne vous suis pas.

Aras lui montra la plage.

— Voici la limite de leur atmosphère. Ils essayent de la franchir de temps en temps. Venez.

Elle s’essoufflait à rester à sa hauteur. Ils atteignirent une pierre parfaitement sphérique posée au plus haut de la marée. Shan s’accroupit pour examiner sa surface douce décorée de lignes délicates aux couleurs riches. Elle parut impressionnée. Elle se tordit le cou pour le regarder sans se relever.

— De quoi s’agit-il ?

— C’est le Lieu du Souvenir du Premier, dit Aras. L’endroit où le premier pilote bezeri s’est échoué pour recueillir des informations sur la Surface sèche. Tel est le nom qu’ils donnent à tout ce qui n’est pas l’océan.

— C’est de l’écriture ? demanda-t-elle en passant le doigt sur les taches colorées, avec assez de douceur pour laisser supposer qu’elle comprenait le respect qu’il fallait avoir pour ce lieu. Qu’est-ce que ça dit ?

— Cela raconte que là, le dix-neuvième du banc d’Ehek s’est lancé hors de l’eau et a décrit aux autres qui attendaient ce qu’il voyait de la Surface sèche, avant de périr de façon honorable.

— Il est mort ?

— À l’époque, les coques n’avaient assez de puissance que pour sortir de l’eau.

— Il le savait ?

— Oui. C’était une mission suicide.

Elle garda le silence un moment. Que pouvait-elle bien imaginer ?

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Ils ont développé des coques plus grosses, avec des propulseurs secondaires qui leur permettaient de retourner dans l’eau. (Aras, quelques mètres plus loin, posa la main sur une autre pierre commémorative, cette fois conique, avec d’autres lignes de couleur sur les flancs.) Voici le Lieu du Souvenir des Revenus. J’imagine que vous comprenez sans aide.

Shan passa beaucoup de temps à toucher la pierre sphérique, comme si un bezeri mort était pour elle plus intrigant qu’un autre qui était rentré chez lui. Aras commençait à avoir faim, mais elle était une matriarche, et il avait du mal à ignorer son instinct de déférence envers une femelle dominante – gethes ou non. Elle le troublait. Un instant elle était isanket, une petite femelle, une enfant émerveillée, et ensuite elle était une isan tout à fait à l’aise avec l’autorité innée à son sexe. Il n’avait ni isan ni enfants. Elle réveillait en lui des besoins qu’il croyait enterrés depuis des années.

Mais il avait toujours faim.

— La Surface sèche est pour eux comme l’espace, un monde empli de risques, dit-il en priant pour qu’elle revienne avec lui vers la colonie. Hormis par intérêt scientifique, la majorité des bezeri ne voient pas l’intérêt de coloniser la Surface sèche. Pas plus que les humains ne désirent vivre sous l’eau.

— Ou dans l’espace, ajouta Shan. Comment les avez-vous trouvés ?

— Parfois, nous voyions leurs lumières dans la mer, depuis Wess’ej. Nous ne savions pas qu’il s’agissait d’un langage avant d’atterrir ici. Puis nous avons remarqué les bezeri qui s’échouaient. C’était atroce. Il nous a fallu de très nombreuses années pour comprendre qu’ils voulaient attirer notre attention.

— Mais vous avez supposé qu’ils communiquaient ? (Une pique odorante d’anxiété la traversa. Qu’est-ce qui l’avait déstabilisée ?) Vous avez essayé de les comprendre ?

— Bien sûr. Et une fois établi un ensemble commun de signaux, les bezeri purent nous demander notre aide. Quand les isenj sont arrivés, ils nous ont suppliés d’intervenir.

— Donc, vous les avez fait partir. (Rien dans son ton n’indiquait l’outrage.) En utilisant la manière forte.

— Nous leur avons demandé de partir parce qu’ils détruisaient ce monde. Des millions de bezeri étaient morts à cause de leur pollution. L’écosystème marin est très fragile. Les gethes devraient le comprendre par expérience.

— J’ai appris ma leçon.

— Les isenj se reproduisent rapidement. Ils se sont répandus sur la totalité de leur monde, ainsi que sur sa lune. Mais pas ici. (Plus maintenant.) Ils sont exclus.

— Voilà le genre de sujets que je comprends. Ambitions territoriales. Très bien.

— Je doute que vous compreniez, Shan Chail.

Il regretta aussitôt son honnêteté. Il aurait dû lui laisser croire que les wess’har étaient motivés par de simples ambitions politiques. Mais il désirait son approbation. C’était un instant de stupidité, l’un des rares où il ne se contrôlait plus. Elle le remarqua. L’isanket laissa place à l’isan, qui attendait qu’on réponde à ses questions :

— Alors, expliquez-moi clairement. Parce que nous vivrons la même situation si nous ne faisons pas attention, n’est-ce pas ?

— Ce monde possède des… des aspects uniques qui le rendent à la fois vulnérable et dangereux. Nous ferons tout ce qui sera nécessaire pour empêcher toute incursion. Par qui que ce soit.

— Je ne vous critique pas pour cela.

— Je ne veux plus répondre à vos questions.

Elle se redressa comme si le mouvement lui faisait mal, et se frotta les genoux, qui émirent des craquements alarmants. Elle le regarda dans les yeux. Il ne trouvait aucune odeur qui aurait pu lui indiquer ce qu’elle ressentait, et elle demeura silencieuse. Une vague vint se briser contre ses bottes, mais elle ne bougea pas.

Shan finit par hausser les épaules et se retourna vers la mer.

— Je ne vous interroge pas, Aras. (Elle tenta de lui toucher le bras, et il se retira, faisant naître chez elle une odeur d’embarras. Elle enfonça les mains dans les poches de sa veste.) Je suis désolée. C’est la deuxième fois que vous vous dérobez à mon contact. Si j’ai enfreint un tabou quelconque, ce n’était pas mon intention.

Pourquoi avait-elle dit ça ? Elle était la première personne à vraiment vouloir le toucher depuis bien des années. Les wess’har ne sont pas bâtis pour mentir. Même les caractéristiques humaines qu’il avait acquises n’avaient pas changé cela.

— Je ne vous repousse pas. Je suis porteur d’une sorte de maladie.

— Je pourrais l’attraper ?

— Improbable.

— Si c’est le cas, me tuerait-elle ?

— Non.

Oh, comme c’était vrai… Presque trop vrai.

— Ça ne vous plaît pas, d’être un paria, n’est-ce pas ?

À part les enfants, Aras n’avait jamais rencontré d’humain aussi direct, aussi brutal. Shan Frankland était vraiment une gethes différente. Le savait-elle ? Comment le pourrait-elle ?

— Expliquez-vous.

— J’ai vu la façon dont Josh évitait de vous toucher après… le crash, et il paraissait en avoir honte. Vous avez failli me serrer la main, et vous vous êtes retenu. Ce n’est pas vraiment vous qui refusez le contact, n’est-ce pas ? Et Josh a conscience que cela vous blesse.

— Vous remarquez vraiment de tout petits détails.

— C’est mon travail. On apprend beaucoup, comme ça. (Elle le regardait droit dans les yeux, aussi directe qu’une wess’har.) Alors ?

— Cet état est déplaisant. Je vis avec la peur qu’il déclenche chez les autres.

Elle sortit la main de sa poche et le toucha. Ça n’avait rien d’extraordinaire. C’était juste une paume posée un peu fort sur son bras, un geste familier, décontracté. Accompli avec autant d’aisance que ceux des colons entre eux. Son dernier contact remontait à plus de cent soixante-dix ans. Benjamin Garrod, qui le réconfortait dans son exil. Elle retira sa main au bout de cinq secondes. Elle aurait pu le toucher pour l’éternité que ça n’aurait toujours pas suffi.

Incapable d’expliquer sa surprise et sa confusion, Aras espéra qu’elle ne les avait pas remarquées.

— Eh bien, je n’ai pas peur de vous ou de votre maladie, dit-elle. Je ne suis pas votre ennemie, et je ne viens pas piller cette planète. Et ce que vous faites avec les isenj vous regarde. Je compte finir mon travail ici et rentrer chez moi, avec le moins de dérangement possible pour vous et pour moi.

— Quel est votre travail ?

— Je n’en suis pas encore tout à fait certaine. Avez-vous entendu parler des Briefings refoulés ? (Elle se retourna et prit son bras pour le ramener vers Constantine, comme des amis devenus complices au fil du temps. Il fut trop surpris pour se dégager.) Enfin, voilà comment ça fonctionne…

Il essaya de se concentrer sur ce qu’elle disait. Ce n’était pas facile. Il faisait un effort pour comprendre ce qu’elle lui expliquait – les injecteurs, les répresseurs –, mais une idée fixe réclamait toute son attention : pour une fois, quelqu’un n’était ni repoussé ni effrayé par lui.

Elle ne savait certainement pas ce qu’était sa condition. Sans cela, sa motivation pour rechercher le contact aurait pu n’être que commerciale. Mais il avait retrouvé le contact avec un autre être intelligent, alors il s’en moquait.