À la mi-juillet, alors que les premiers parfums d’automne commençaient à embaumer l’air, les arbres efte couleur d’os dépassaient encore les quatre mètres. Leurs hauts panaches de mousse collante piégeaient les créatures volantes trop lentes. Même les animaux de la taille des alyats et des faucons-main évitaient de s’approcher. Difficile de penser que ces arbres, aussi solides que les chênes terrestres de la colonie, se flétriraient en quelques semaines et laisseraient des couches d’écorce morte et de fibres. À l’automne, la colonie fabriquait son papier. L’efte, assez solide pour être laminé, était encore plus utile que le chanvre.
Aras n’aurait pas voulu que quoi que ce soit vienne interrompre cette routine annuelle. Il vérifia le gros indicateur de son gevir, un peu mal à l’aise à l’idée d’utiliser de nouveau une arme à feu. Les wess’har n’oubliaient pas ce qu’ils apprenaient. Il craignait qu’une certaine faillibilité humaine se soit fait jour en lui.
— Les isenj pourront-ils nous suivre ? demanda Shan.
— Je l’espère, dit Aras. Je veux régler ce problème.
Bennett et Qureshi les accompagnaient sur la piste des scientifiques disparus, détectable à la végétation écrasée qui dessinait une piste jaune sur le bioécran de Bennett. Le marine avait un appareil juste derrière l’oreille, qu’il effleurait de temps en temps avant de vérifier les mesures de sa paume. Des motifs bleu-gris dansaient sur sa tenue de camouflage. Même pour les sens d’un isenj, il aurait l’air d’avoir la même température que ce qui l’entourait. Aras trouvait cela fort ingénieux.
— Vous avez des implants, dit Aras.
Bennett toucha son appareil.
— De la merde, oui. Je devrais voir cette piste, là. (Il indiqua ses yeux.) Affichage tête-haute organique. Mais il est si peu fiable que je dois regarder sur le répétiteur, sur ma paume. Dieu bénisse le matériel militaire.
— Et vous servez une royauté ?
— Ça fait des siècles qu’il n’y a plus de monarchie où que ce soit en Europe, Monsieur. Royal, pour nous, ce n’est qu’un très vieux titre. On aime la tradition, dans l’armée.
— Ne vous fatiguez pas à essayer de comprendre, dit Shan. Bon, Ade, ils n’ont pas pu aller aussi loin. Pas avec leur matériel.
— Ils pourraient être à dix kilomètres du camp.
— Alors ils seront en mer.
— Au moins on n’a pas trouvé de cadavre, pour l’instant. C’est déjà bien.
Aras n’était pas certain qu’elle plaisantait.
— Les alyats ne laissent aucune trace de leur proie. Pas plus que les sheven ou les esjen. Ils enveloppent et absorbent tout.
Son commentaire ramena le silence. Shan restait près d’Aras. Lui trouvait cela plutôt touchant : il n’avait pas besoin de protection. L’inverse n’était pas vrai. Elle avait toute confiance dans son gilet pare-balles, mais il n’était conçu que pour les armes humaines – un couteau ou une balle. Face à un projectile isenj… elle espérait ne pas découvrir ce qui se passerait.
— Merde, dit Bennett.
Il s’arrêta et cogna de nouveau son implant.
— Qu’y a-t-il ?
— Quelqu’un a nettoyé leurs empreintes dans la zone. Soit ça, soit ce sont des traces de véhicule.
— Montrez-moi, dit Aras.
Bennett tendit la main, et Aras ajusta sa perspective à la représentation 3D multicolore du paysage. Le scan géophysique de Champciaux, qui montrait où Mjat s’était dressée avant de tomber sous sa main. Deux lignes brisées de motifs réguliers s’insinuaient dans la piste de Rayat et Galvin, puis les traces de pas s’arrêtaient. C’était une bonne déduction, pour quelqu’un qui n’avait encore jamais vu de transport isenj.
— J’ai horreur de tirer des conclusions hâtives, mais, soit les isenj ont pris Rayat et Galvin en stop, soit ils les ont emmenés, dit Shan. Les deux me déplaisent.
— Alors on suit les traces, Madame ? demanda Qureshi. Ou vous préférez attendre des renforts ?
Aras considéra la possibilité que les isenj soient tombés par hasard sur les deux gethes et aient décidé qu’ils feraient un excellent appât pour lui. Il ne les décevrait pas, mais il ne voulait pas que Shan mette d’autres hommes en danger.
— On continue, répondit-il.
Lindsay se glissa lourdement dans le siège devant la station de comm et répondit à l’appel de l’Actaeon. L’écran montrait le visage de l’officier en second d’Okurt, Nichol Valiet, un lieutenant qui ne paraissait guère plus vieux que Becken.
— Thétis, officier sur le pont.
— Désolé, Madame. Je vous dérange ?
— Non, mais la journée est chargée. Je vous écoute.
Il ne s’était sans doute pas rendu compte qu’elle était enceinte. Bien sûr : il ne voyait que le haut de sa poitrine.
— La superintendante Frankland est-elle disponible ?
— Non. Elle est sortie du camp pour rattraper deux passagers qui sont sortis en violation du couvre-feu.
— Quel couvre-feu ?
— Le nôtre. Vous aviez un message pour elle ?
— Je voulais juste vérifier sa position. Le sujet est délicat, Madame, mais nous avons reçu une communication du Dr Rayat.
— C’est un des crétins qui ont décidé d’aller se promener pendant une incursion armée. Comment a-t-il réussi à vous joindre ?
— Il a relayé son message depuis une unité mobile isenj. Il est avec eux.
Oh mon Dieu abrège, il faut que je prévienne Shan avant que tout se barre en sucette…
— Et ?
Valiet retomba dans le silence. Il était perdu. Okurt aurait dû appeler lui-même. Lindsay utilisa le truc que lui avait appris Eddie. Le silence forcé, l’attente… Beaucoup plus difficile qu’elle ne l’aurait cru, mais payant.
— Il a émis des allégations au sujet de Frankland, et nous voulions simplement vérifier quelques faits avec vous, dit Valiet. Le Dr Rayat affirme qu’elle a tué l’un de vos passagers. Surendra Parekh ?
Le silence était plutôt efficace. Et Lindsay le maniait de mieux en mieux.
— Rayat est plus que mécontent des restrictions imposées par le gouvernement indigène.
— Il ment ?
— Le Dr Parekh a été exécuté selon la loi locale pour avoir provoqué la mort d’un enfant indigène. (C’était bien le cas, non ? Ça paraissait si clair à l’époque, si mal, et il était si important d’apaiser les bezeri. À présent qu’ils revenaient à la façon de faire terrienne, Lindsay doutait. Elle se reprit presque aussitôt.) Les règles sont très différentes, ici. Nous sommes sous la souveraineté wess’har. Si vous l’oubliez, vous vous réservez une très mauvaise surprise.
— Si la superintendante Frankland a outrepassé son autorité, nous serons obligés d’agir contre elle, vous vous en rendez bien compte ?
Il parlait de sa supérieure. On soutenait toujours son commandant. On soutenait son amie.
— Si vous essayez de vous en prendre à Frankland, vous m’en répondrez. Rendez-vous bien compte de ça. (Oubliés, le visage impassible et le silence magique. Pour avoir Shan, cet enfoiré devrait leur passer sur le corps.) Vous n’avez aucune autorité ici. Si vous croyez le contraire, vous nous mettez tous en danger – et ça inclut mon propre enfant. Alors ne vous mêlez pas de tout ça, Lieutenant.
Lindsay n’avait pas prévu de baisser sa garde. Toutefois, Shan était la maîtresse de meute, la femelle alpha. Personne n’avait le droit de la critiquer parce qu’elle avait fait ce qu’il fallait afin d’éviter un désastre. Surtout pas un petit bleu de lieutenant qui n’avait jamais posé le pied sur cette planète.
— Enfant ?
— Je suis enceinte. Et, non, n’essayez même pas de plaisanter là-dessus. Donnez-moi la dernière position connue de Rayat. Là où vous êtes, ça vous paraît peut-être intelligent de vous allier avec les isenj, mais nous sommes à vingt kilomètres seulement d’une garnison wess’har.
— Nous avons ordre de ne pas contrarier les isenj, Madame.
— Je m’inquiéterais surtout de contrarier la superintendante Frankland, à votre place. Ou les wess’har. Selon celui qui vous mettra la main dessus en premier.
— Madame, puis-je vous demander de soumettre votre rapport officiel sur cet incident immédiatement ? Vous en avez fait un, n’est-ce pas ? C’est le règlement.
— Vous en parlerez directement avec la superintendante Frankland quand elle sera de retour. (Valiet ne lui donnerait pas la position. Tant pis. Rayat avait dû bouger, de toute façon, et les gars le retrouveraient, avec ou sans ce renseignement. Elle changea de sujet pour cacher son inconfort au sujet de Parekh.) À présent, si vous voulez vous rendre utile, Eddie Michallat du BBChan aimerait savoir si vous pouvez organiser une interview avec vos amis les isenj.
— Les isenj. Oui. Ils ont même un bon interprète qui parle anglais. (Valiet prit un ton de conversation bonhomme, mais sa voix ne suivait pas.) Il ressemble à une mangouste, et les isenj ressemblent à… à un tas d’araignées. Vous croyez que ça fera un bon sujet ?
— Eddie aimerait sans doute bénéficier d’un lien en temps réel, puisque vous avez eu la gentillesse de nous mentionner son existence.
— Très bien, on vous fera passer par le réseau. Bonne journée.
Lindsay coupa la conversation.
— Enfoiré.
Eddie était retourné se promener et ne répondait pas à sa liaison comm. Vani Paretti était le plus proche dans le réfectoire. Lindsay lui saisit le bras.
— Vous pourriez dire à Eddie que son public l’attend ? Ou au moins sa liaison pour l’interview. Il va devoir négocier le reste lui-même.
— Vous vous sentez bien ?
— Ce branleur de Rayat a établi le contact avec les isenj et il utilise leur liaison comm.
— J’espère qu’il ne transmet pas de données vers la Terre !
— Ce n’est pas le moment… Je ne suis pas d’humeur.
Lindsay sortit du campement et regarda la couche de nuages qui s’épaississait. Ils avaient commencé à cracher une petite pluie fine. Le gros orage ne tarderait pas.
Elle se demanda si elle devait demander à Becket et Barencoin d’avoir une petite discussion avec Rayat, à leur manière si persuasive, quand Shan le ramènerait. Sale petite merde. Aller gémir auprès de l’Actaeon, c’était une idée de sans-couilles. C’était presque dommage que le vaisseau soit arrivé. Rayat aurait pu si facilement être éliminé sans que personne le sache.
La violence de cette idée la prit au dépourvu. Bezer’ej l’avait changée ; Shan l’avait changée. Elle comprenait à présent pourquoi il fallait parfois enfreindre les règles, et se demandait pourquoi on ne lui avait jamais appris ça à l’Académie navale.
Elle vérifia son bioécran et alerta Qureshi et Bennett. Elle n’aurait pas aimé être à la place de Rayat quand Shan apprendrait ce qu’il avait fait.
Ceret – Cavanagh – se couchait. Aras estimait qu’il leur restait une demi-heure de visibilité, et il se demandait si les implants visuels des marines géreraient aussi bien que lui la basse lumière. Il verrait bien. Il avançait derrière Qureshi. Bennett traçait un chemin en zigzag entre les efte devant eux, pour recueillir des images.
Il s’arrêta et regarda sa paume.
— À douze heures, six mètres cinquante. Grappe d’ennemis importante.
— Combien ? demanda Aras.
— Huit, neuf.
Aras vérifia une nouvelle fois son gevir. Il venait tuer des isenj. Le groupe devait être presque au complet, et il lui faudrait donc retrouver les autres rapidement. Ce n’était pas seulement sa responsabilité envers les bezeri. Il voulait envoyer un message clair : il était encore là, et il s’occuperait d’eux comme il s’était occupé de Mjat.
— Eh, oh ! À moi de jouer, dit Shan.
D’un regard, elle fit reculer Bennett et s’avança. Aras décida d’intervenir si elle se mettait en danger, quitte à la vexer. Elle ne connaissait pas du tout les isenj.
Elle se faufila entre les efte, trahie seulement par ses bottes qui écrasaient la végétation tordue par le véhicule isenj. Le bruit s’arrêta. Qureshi regarda Bennett, et ils raffermirent tous les deux leur prise sur leur arme. Puis ils rejoignirent Shan, et virent ce qu’elle avait aperçu.
Aras avait oublié comme un isenj pouvait paraître étrange pour un humain. Ils n’avaient rien d’humanoïde. Un gethes les aurait pris à tort pour un animal. Mais ces isenj étaient massés autour de leur petit véhicule, et équipés d’armes évoquant l’arbalète. Rayat et Galvin, sur la passerelle d’embarquement, paraissaient estomaqués.
Shan donna l’ordre d’arrêt d’un geste.
— Laissez-moi leur parler, dit-elle. Ils doivent nous comprendre, si Rayat a réussi à obtenir une connexion vers l’Actaeon.
— Et n’oubliez pas, nous sommes juste ici, dit Bennett.
Aras sentait la tension humaine acide qui émanait du jeune homme, mais celui-ci ne montrait aucun signe extérieur de peur. Ni lui ni Qureshi ne visaient vraiment, mais même un isenj aurait vu qu’ils étaient prêts à faire feu. Aras espérait que leurs armes seraient précises dans cette gravité. Tous ses instincts lui criaient de tirer tout de suite. Il ne comprenait pas pourquoi Shan ressentait le besoin de leur parler.
Elle s’arrêta à quinze mètres du véhicule.
— Je commande ce groupe, dit-elle. Retenez-vous mes hommes contre leur gré ?
Il y eut une longue interruption. La réponse arriva, depuis une sorte d’émetteur dans le vaisseau. La voix râpeuse d’un interprète ussissi relayée depuis une station éloignée.
— Nous leur avons parlé. Notre querelle ne concerne pas les hommes ou les femmes.
— Alors peut-être les Dr Rayat et Galvin pourraient-ils rentrer avec moi ?
Qureshi mit la main dans une des poches de sa tenue et en sortit un objet rond, gros comme la main, qu’elle commença à fixer lentement et calmement sur son arme.
— Il faudra peut-être détruire le véhicule, murmura-t-elle à Aras. Si on arrive à écarter Rayat et Galvin, bien sûr. Pour le coup, je regrette que Frankland ne soit pas câblée. On pourrait la guider.
Les isenj s’étaient avancés. Rayat se leva, et Galvin regardait ses hôtes les uns après les autres, effrayé. Shan restait calme, les mains dans le dos.
Elle va tirer. Aras espérait qu’elle était aussi sensée qu’il le pensait. Ce n’était pas sa guerre, elle n’aurait pas dû s’en mêler.
— Nous ne voulons que le wess’har, dit la voix désincarnée de l’interprète. Nous gardons les docteurs jusqu’à ce que nous détenions le destructeur de Mjat.
Shan hésita un instant.
— Je n’ai pas autorité pour vous le remettre, et j’imagine que vous ne voulez pas troubler vos bonnes relations avec les humains. Si vous nuisez à mon équipe, nous considérerons cela comme un acte d’agression.
Aras sentait sa tension de là où il se trouvait. Ne tirez pas. Qureshi visait le vaisseau avec sa grenade. Bennett était agenouillé ; son fusil n’était pas tout à fait contre son épaule, mais il suffirait d’un mouvement. Si Aras ne mettait pas un terme à tout cela, quelqu’un allait finir par être blessé.
Il sortit de l’abri des efte.
— Moi, je suis venu vous chercher. J’ai chassé vos ancêtres, et je vous chasserai à votre tour. Ce n’est pas votre monde, et votre présence signifierait sa destruction. (Il leva son gevir.) Ne vous cachez pas derrière les gethes. Venez.
Les humains disaient parfois que les événements tragiques se déroulent au ralenti. Ce fut le cas. Les isenj s’élancèrent en visant. Puis Shan percuta Aras de plein fouet et le fit tomber. Il entendit Qureshi crier « Zone dégagée ! » et le vrombissement des armes automatiques.
— Restez à terre, dit Shan en se perchant sur lui et en tirant son arme.
Mais il se redressa. Touchée à la poitrine, Shan fut projetée en arrière dans un nuage de vapeur.
Aras vit son monde se figer. Puis il se retourna pour répondre par les tirs et la haine.
Un grand souffle d’air supprima tous les bruits pendant quelques secondes, quelques battements de cœur ; la fumée déferla dans la clairière. Aras vit Qureshi à terre, les mains serrées autour de sa cuisse. Bennett allait d’isenj en isenj, retournant les cadavres du bout du pied sans cesser de les tenir en joue.
— Tout est bon. Oh, merde ! Galvin est touchée. Je crois que Rayat va bien. Izzy, ça va ? Izzy ? Tiens bon, j’arrive.
Aras se fichait du tourment d’Ismat Qureshi, ou de Galvin ou de Rayat. Shan était étendue sur le dos, les yeux perdus dans le ciel qui s’obscurcissait. Aras se pencha sur elle.
Elle est partie. Son monde fragile chancela. Idiote, idiote, pourquoi ? Il aurait survécu à tout ce qu’il aurait pu encaisser. Elle le savait.
Puis elle prit une grande inspiration, un hoquet de douleur, et se redressa sur les coudes.
— Bon sang, mes côtes… (Les yeux embués par la douleur, elle tâta la zone frappée par le projectile. Elle respirait à grands hoquets irréguliers.) Ne me dites pas que ce n’était pas un bon investissement… Bon, la prochaine fois, vous restez à terre, compris ? Bon sang, j’ai l’impression que je me suis pété l’épaule.
Elle le regardait avec un sourire soulagé quand le deuxième projectile la frappa au-dessus de l’oreille gauche en faisant jaillir un nuage de sang et d’os.
Bennett mit deux secondes à relâcher la pression sur l’hémorragie de Qureshi, épauler et se retourner pour abattre le sniper isenj qu’ils avaient laissé derrière eux.
Il courut jusqu’à Aras et regarda Shan.
— Oh mon Dieu. Merde, merde !
Même s’il n’était pas très versé en médecine humaine, Aras savait que les blessures à la tête étaient presque toujours fatales. Il chercha le pouls de Shan. Elle était vivante. Mais il y avait un trou de cinq centimètres dans son crâne, où l’on voyait les tissus à l’intérieur du crâne, baignés de sang noir.
Bennett appela la base et demanda les deux scoots.
— Il faut la ramener au camp. Bon sang, je ne suis même pas sûr que Kris ait de quoi traiter ça ! Je sais juste que les victimes de trauma crânien doivent être maintenues à basse température. Au moins, la nuit va nous aider.
— Elle est en train de mourir, dit Aras.
Et elle n’était pas obligée. Pas pour moi.
— Je suis désolé. Qureshi aussi perd beaucoup de sang. Il faut les ramener au camp le plus vite possible.
Même le Dr Hugel ne pourra pas l’aider.
Le transport isenj brûlait encore. La grenade de Qureshi avait fait du bon travail.
Mais toi, tu peux agir, Aras.
La colonie avait des chirurgiens assez compétents. Pour les jambes brisées, les bras mutilés. Pas pour un dégât cérébral. Même si l’Actaeon avait l’équipement nécessaire pour traiter une telle blessure, il faudrait des heures pour négocier son transfert.
Il ne lui reste que quelques minutes.
C’était son amie. Elle aurait pu rester en arrière et le laisser s’occuper des isenj, comme il l’avait déjà fait, mais elle avait voulu le protéger. Personne d’autre n’avait jamais agi comme ça envers lui.
C’est pour toi qu’elle meurt, pour toi. Tu as un devoir envers elle.
Cinq cents ans d’isolement eurent raison de son obéissance à la loi wess’har, et il sortit son tilgir.
Je refuse de perdre cette amie.
— Allez vous occuper de Qureshi, sergent. J’ai quelques connaissances médicales. (Bennett hésita, et Aras le foudroya du regard.) Je vous ai dit de partir.
Il ne voulait pas que Bennett le voie faire. Il n’aurait pas compris. Aras ôta son gant droit, prit son tilgir et trancha dans le vif. Il fallait que son sang infecté passe dans le système de la femme. Après cela, ce serait à la c’naatat de jouer. Il appuya sa paume ensanglantée sur la blessure, et sentit le sang s’accumuler.
C’est un organisme très adaptable.
Les coupures cicatrisaient très rapidement. Il dut s’entailler la paume toutes les deux ou trois minutes pour maintenir le saignement. Bennett bandait la cuisse de Qureshi et la forçait à parler de tout et n’importe quoi. Aras attendit.
Ça ne marcherait peut-être pas. Si les gethes n’étaient pas au goût de la c’naatat…
Aras avait la très nette impression d’être entré dans un nouveau monde, dont il ne pourrait plus sortir. C’était pour cela que ses camarades et lui avaient massacré tous les isenj de Bezer’ej – pour éviter que le parasite pénètre dans la population isenj, et s’étende au-delà. À présent, il avait infecté un gethes, en toute conscience. Volontairement.
Il le payerait un jour ou l’autre. Mais pour l’heure, il voulait simplement que Shan Frankland n’ait pas sacrifié sa précieuse vie dans un conflit qu’il avait lui-même causé.
Les yeux fermés, le visage détendu, elle paraissait infiniment plus jeune. Dix minutes, sang contre sang. Si la c’naatat n’avait pas commencé sa colonisation, elle ne le ferait jamais. Il glissa sa tunique pliée sous la tête de Shan. S’il n’avait rien fait, il l’aurait regretté pour le restant de ses jours.
Et cela représentait énormément de temps.
— Les scoots sont bientôt là, Aras. Comment elle va ?
Aras écarta les cheveux ensanglantés du front de Shan. Sa blessure avait cessé de saigner, ainsi que la main d’Aras. Il chercha son pouls. Plus fort, plus régulier. Sa peau était chaude. Il se rappelait cette sensation de fièvre, chaque fois que sa peau s’assombrissait ou que son visage se reformait, et que des cellules invisibles se métamorphosaient au plus profond de lui.
— Elle respire encore.
— Où est Rayat ?
— Par là, avec moi. Un peu secoué. Galvin a été touché dans la fusillade.
Aras cracha sur ses doigts et extirpa de son mieux les fragments apparents incrustés dans la blessure. De minuscules éclats d’os et des caillots sortirent, dégagés par une armée microscopique. Un trait métallique brillait au milieu des caillots.
Oui, la blessure changeait. Le bord brisé de l’os paraissait plus lisse. Il ajusta l’oreiller de fortune sous la tête de Shan et la tourna dans une position plus confortable. Puis il se leva, enfila son gant et rejoignit Bennett.
Qureshi avait le teint cendreux, l’air perdu, mais elle était consciente. Bennett lui tenait les épaules.
— J’étais en train de lui dire qu’elle avait réussi un très beau coup. Vous ne trouvez pas, Monsieur ?
— Tout à fait, répondit Aras.
Il se pencha sur Rayat, appuyé sur un efte, les genoux recroquevillés contre la poitrine, et le souleva par le col.
L’odeur de peur de Rayat était écrasante.
— Lâchez…
Aras le gifla.
— Si Shan Chail meurt, je vous tuerai. Peut-être aussi si elle vit. C’est vous qui avez causé ceci, et j’ai la mémoire très longue.
Rayat essuya le sang sur sa lèvre et alla se rasseoir un peu plus loin, en silence. Aras espérait que ses précieux échantillons en valaient la peine. Il retourna vers Shan et resta à son côté jusqu’à ce que Webster et Becken arrivent avec les véhicules.
Webster avait des doutes sur l’intérêt de ramener Shan à la colonie, mais, comme tous les gethes, il avait du mal à discuter avec Aras. Au moins, il avait rapporté une housse pour Galvin. Elle demanda à Rayat de l’aider à emballer le cadavre pendant que Bennett chargeait Qureshi sur le scoot de Becken.
— On va marcher, dit Bennett. Je suis sûr que le Dr Rayat portera le corps du Dr Galvin de temps en temps.
Aras décida que Bennett lui plaisait. Après un dernier examen, il déposa Shan sur le véhicule. La blessure n’était pas plus large qu’un grain de raisin. L’os se refermait, et la peau le recouvrait.
C’était une belle guérison. Digne d’une c’naatat.