Je revis Frantz von Pikkendorff quatre ans plus tard, à Paris, très exactement le 23 août 1944. On ne peut parler de hasard. Il avait rendez-vous avec la mort, et moi avec mon passé et avec l’ombre de Bertrand Carré tapie au fond de ma mémoire.

On sait que les combats de la libération de Paris avaient débuté le 19 août par l’insurrection d’une partie des gardiens de la paix de la police parisienne qui hissèrent, les premiers, le drapeau français sur la préfecture. Les Forces Françaises de l’Intérieur suivirent. Quant aux Allemands, peu nombreux, sous les ordres du général von Choltitz, ils s’étaient retranchés dans les différents bâtiments qu’ils occupaient, le Crillon, le ministère de la Marine, l’hôtel Meurice, le Majestic, le Lutétia, la Kommandantur de la place de l’Opéra, avec un moral qui n’était plus tellement d’acier et une volonté variable selon les commandants d’unités, le nombre et la combativité des forces dont ils disposaient. À partir du 21 août, une multitude de barricades surgirent un peu partout dans Paris, certaines tout à fait folkloriques et nichées à des emplacements romantiques, dans le but de gêner les mouvements et communications des troupes allemandes qui n’avaient d’ailleurs plus guère le désir de manœuvrer. Le fracas des combats restait étonnamment discret. Tel était à peu près le tableau général selon le souvenir que j’en ai.

Je me suis beaucoup promené dans Paris durant ces journées historiques. Je venais à peine d’avoir dix-huit ans. Mon lycée avait fermé patriotiquement ses portes et mes condisciples s’en étaient allés bramer au sommet d’échafaudages incertains du côté du Quartier Latin. On comprendra que, sur ce point, mes réminiscences de l’Île Bleue paralysaient d’avance toute velléité d’engagement. Ce qui me surprend encore, c’est que le « pétochard » que je n’avais jamais cessé d’être n’avait en réalité pas peur. Je n’en étais pas peu fier, tenant pour nul que tout Paris déambulait aussi dans la rue à guetter délicieusement le rare sifflement des balles. Mais le plus souvent il ne se passait rien. Une sorte d’Opéra de Quat’sous à thème patriotique. Les scènes en sont connues, inutile d’y revenir. Elles font partie du répertoire insurrectionnel de la capitale qui en a retenu également, à côté d’actions héroïques, certains débordements grotesques et méprisables. Il m’a sans doute manqué la vision sublimée de l’épopée.

Ce 23 août 1944, je me trouvais au jardin des Tuileries, du côté de la place de la Concorde. Une superbe matinée d’été. Le hasard… Des petits garçons faisaient nager leur bateau dans le grand bassin. Sur les bancs des jeunes femmes étaient assises, surveillant leurs enfants qui jouaient. Il y avait même des nurses qui poussaient des landaus en forme de calèches et des vieillards qui trottinaient en regardant les bateaux flotter. Plus loin, près de la grille ouverte sur la place de la Concorde, une petite troupe de guerriers parisiens en armes était accroupie à l’abri du parapet de pierre. Ils criaient aux promeneurs : « Baissez-vous ! Baissez-vous ! », mais personne ne se baissait, et il était tout à fait cocasse de voir ces jeunes volontaires des sections de quatre-vingt-treize, transfigurés de bonne volonté, tenir la ligne bleue des Vosges dans la position du tireur couché parmi les enfants courant derrière leurs cerceaux, les jeunes femmes prenant le soleil et les vieillards bavardant sur un banc en commentant paisiblement l’action. Je le raconte comme je l’ai vu. Hormis l’étincelante et ténébreuse Commune, Paris n’a jamais été Varsovie.

Je me rapprochai des combattants et finis par me baisser aussi pour me mettre à leur diapason. Ils étaient très excités. Ils me désignaient le barrage allemand de la rue Royale. De loin, il me sembla désert. Je leur en fis la remarque.

— Ces salauds sont planqués ! me répondit le chef.

— Je vais voir.

— Vous êtes fou !… Et puis merde !

Je ne jouais pas à la guerre. Ceux qui m’ont lu jusqu’ici comprendront que j’avais épuisé jusqu’à l’horreur les illusions de ce jeu.

Je m’approchai du parapet de sacs de sable qui barrait la rue Royale, entre le Crillon et l’hôtel de la Marine où flottait encore la croix gammée. D’autres passants franchissaient la chicane pour se diriger vers la Madeleine, contrôlés au passage et les poches palpées par un officier allemand. Car c’était un officier. J’apercevais ses pattes d’épaule torsadées d’or, ses gants. Son gant, car il était manchot, et son col cravaté d’une croix au ruban rouge et noir immaculé et qui brillait comme un bijou. Deux grenades à manche étaient passées dans son ceinturon. Ses bottes, impeccablement, reluisaient. Il était seul. Absolument seul.

— Vos papiers d’identité, s’il vous plaît, me dit-il en excellent français.

Il avait le visage très maigre, les yeux enfoncés dans les orbites. L’une des manches de sa tunique pendait le long de son corps. Je le reconnus à sa voix. Lui me reconnut à mon visage, et je n’ai pas à m’en vanter.

— Le lapin…, murmura-t-il, songeur.

Cette image peu flatteuse de moi-même avait donc survécu à quatre années de campagne sur tous les fronts. Et moi qui avais appliqué tous mes soins à l’effacer de ma propre mémoire…

— Avez-vous des nouvelles de Mlle de Réfort ?

Je n’en avais aucune. Je n’en désirais pas. Je n’étais pas retourné en Touraine et elle n’habitait pas Paris. Je le lui dis.

Il ne fit aucun commentaire. Fouillant dans la poche intérieure de sa tunique, il me tendit un petit cahier aux pages écornées, à la couverture déchirée. C’était le carnet de route. Pourquoi le portait-il sur lui ? Pourquoi me le donna-t-il ?

— Je ne reverrai jamais l’Allemagne, me dit-il. Je pensais le brûler. Mais puisque vous voilà…

Il me regarda avec amitié et ajouta seulement :

— Passez.

J’emportai de lui un sourire triste qui parvint à éclairer un instant ce visage de vingt-quatre ans ravagé, et l’image de son unique main gantée s’acharnant, sans y parvenir, à reboutonner les deux boutons supérieurs de sa tunique. J’étais bouleversé.

Je cessai mes promenades à travers Paris et, d’ailleurs, la capitulation de la garnison allemande fut signée le surlendemain 25 août. En dépit des précautions que prit le général Leclerc, il y eut de nombreux règlements de compte dans Paris et quelques vengeances sauvages exercées sur la personne d’officiers allemands prisonniers de guerre qui n’étaient pas tous, il s’en faut de beaucoup, des nazis. Le père d’un de mes camarades de classe servait à l’état-major de Leclerc. Il se renseigna. La réponse, hélas, ne tarda pas. Lors d’un transfert, au milieu de l’effervescence populaire et des rivalités de factions qui agitaient Paris, le major Frantz von Pikkendorff fut intercepté par une horde d’irréguliers de la dernière heure, giflé, dégradé, couvert de crachats, griffé jusqu’au sang, roué de coups et finalement abattu d’une balle dans la nuque.

Je n’ouvris pas le carnet. Tout ce que je souhaitais, et au plus vite, c’était m’enfoncer à nouveau dans l’oubli. Je le rangeai au fond d’une armoire, à un endroit où il n’avait aucune chance de réapparaître à ma vue. Quand je quittai définitivement l’appartement de Passy pour me marier, ma mère me fit cadeau de cette armoire, avec quelques autres meubles de famille. Quarante-trois ans plus tard, je n’eus aucune peine à retrouver ce carnet, soulevant, sans me tromper de rayonnage, du premier coup, la planche derrière laquelle il était caché.

J’y vis le signe du destin que guette souvent en vain l’écrivain avant de se mettre au travail.