Thomas More, contemporain de Machiavel, n’a pas légué à la postérité une épithète, mais un néologisme entré dans le langage courant : « utopie », du titre de son ouvrage le plus connu, publié en 1516. Comme Machiavel, More est un serviteur de l’État avant d’être un philosophe ; comme Socrate, il paiera son engagement et ses convictions du prix de sa vie. Après des études de droit au cours desquelles il se lie d’amitié avec Érasme, son professeur, More entre chez les Chartreux, pour renoncer quatre ans plus tard à la vie religieuse – il préfère être « un mari chaste plutôt qu’un moine impudique ». Il entre en politique et est élu au Parlement en 1504. Cette carrière lui vaut bien des turpitudes : son opposition à Henri VII le contraint à s’exiler en France. L’avènement d’Henri VIII en 1509 marque son retour en grâce. Le roi lui confie plusieurs missions diplomatiques qui le mènent à Anvers et à Bruges, dans les Pays-Bas, où il rédige la seconde partie de L’Utopie. Son ascension le hisse ensuite au sommet de l’État : il est élu speaker de la Chambre des communes en 1523, puis nommé chancelier du royaume en 1529. Cette carrière politique de premier plan lui coûtera la vie : quand Henri VIII décide de divorcer malgré le refus du pape, More, catholique fervent, refuse d’avaliser la rupture avec Rome, sans toutefois s’élever ouvertement contre son souverain. Il démissionne en 1532, mais est arrêté deux ans plus tard et décapité en 1535.
L’Utopie n’est donc pas le délire d’un rêveur, la fantaisie d’un « utopiste », au sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot, mais la réflexion d’un homme d’action, enracinée, comme celle de Machiavel, dans la réalité politique. À bien des égards, c’est un livre très réaliste, même si l’auteur recourt à une fiction située dans un cadre géographique imaginaire. L’ouvrage se compose de deux parties bien distinctes. Le premier livre (écrit après le second) relate la conversation entre le narrateur, Morus, et un navigateur-explorateur, Raphaël Hythlodée, sur l’état de la société anglaise. Le féroce réquisitoire de ce dernier dépeint une société injuste, ravagée par le chômage, la misère et la violence. Le second livre aggrave le constat en décrivant la vie idéale sur une île découverte par Hythlodée : Utopie.
Miroir déformant de la réalité, L’Utopie est un livre de combat : il décrit une société meilleure, qui n’existe pas encore, à travers le prisme d’une société idéale qui n’existera jamais. Le terme même d’utopie, inventé par More, est doublement évocateur : Utopia, c’est en grec à la fois le « sans-lieu », u-topos, et le « lieu du bonheur », eu-topos.
Le nom de l’interlocuteur de Morus est également significatif. Il est forgé à partir de deux mots grecs : uthlos, « bavardage inutile », « farce », et daios, « habile », « expérimenté ». Hythlodée est donc un bon conteur de balivernes, façon pour More de prendre ses distances par rapport aux thèses radicales exposées par le navigateur, envers lesquelles l’auteur manifeste parfois son opposition ou son scepticisme, comme au sujet de l’abolition de la propriété privée : « il me semble au contraire impossible d’imaginer une vie satisfaisante là où les biens seraient mis en commun(2) », affirme Morus. Réel désaccord ou précaution oratoire ? Il est vrai que les thèses d’Hythlodée sont particulièrement audacieuses et ses charges accablantes.
La société anglaise, constate le navigateur, est profondément injuste et corrompue. L’avidité et la cupidité de quelques-uns règnent en maître et accaparent toutes les richesses au détriment du plus grand nombre : « il existe une foule de nobles qui passent leur vie à ne rien faire, frelons nourris du labeur d’autrui, et qui, de plus, pour accroître leurs revenus, tondent jusqu’au vif les métayers(3) », dénonce Hythlodée, en précurseur des analystes de l’accumulation du capital. Les grands propriétaires anglais s’accaparent alors les terres communales, chassent les petits exploitants par force ou par ruse ; ils clôturent ensuite leurs domaines, convertissant les champs en pâturages pour s’adonner au lucratif commerce de la laine. Ce « mouvement des enclosures » vide les campagnes, provoque un déclin des cultures vivrières et empêche toute forme d’exploitation coopérative et collective. Le mouton devient alors le pire ennemi de l’homme, ou du moins du paysan, qu’il prive de l’usage de la terre : « Vos moutons […], normalement si doux, si faciles à nourrir de peu de chose, les voici devenus […] si voraces, si féroces, qu’ils dévorent jusqu’aux hommes(4) », accuse Hythlodée.
Mais ce n’est pas tout. Avec l’appauvrissement des cultures, les prix augmentent, surtout celui du blé, aggravant la situation des plus pauvres. Pendant qu’une minorité se pavane dans le luxe, les paysans sont jetés sur la route par la misère. La spéculation naissante dévalorise le prix du travail, qui n’est plus rémunéré à sa juste valeur. Le chômage gangrène le royaume et alimente l’insécurité en poussant les nécessiteux au vol.
Face à cette situation, indifférence et répression. Les princes se moquent totalement de la vie de leurs sujets, ne s’intéressent qu’à la guerre et aux moyens de conquérir de nouveaux royaumes plutôt que de gérer le leur. Les membres des conseils royaux restent sourds à tout ce qui n'est pas flatteries et coteries. Toute réforme est proscrite au nom des traditions, par déférence envers la sagesse des anciens. Le respect du passé vaut disculpation pour ceux qui refusent le changement.
La force et la punition semblent alors être le seul recours pour maintenir la situation. La peine de mort condamne ainsi le vol, que la société rend inévitable à beaucoup pour survivre : « Que faites-vous d’autre, je vous le demande, que de fabriquer vous-mêmes les voleurs que vous pendez ensuite(5) ? » s’indigne Hythlodée. L’interlocuteur de Morus trouve en effet particulièrement révoltant et inutile ce recours à la peine capitale dans les cas de vol. « Je crois simplement […] qu’il est de toute iniquité d’enlever la vie à un homme parce qu’il a enlevé de l’argent. Car tous les biens que l’on peut posséder ne sauraient, mis ensemble, équivaloir à la vie humaine(6). »
Ce constat sévère porté sur la société anglaise est aggravé par la description que donne Hythlodée de la vie sur l’île d’Utopie.
Cette île n’a pas toujours existé : c’était auparavant une terre rattachée au continent, du nom d’Abraxa. Ici encore, le nom n’est pas anodin : More fait un clin d’œil à Érasme, puisque Abraxa est la ville des fous dans L’Éloge de la folie. Après s’en être emparé, le roi Utopus a fait creuser un isthme pour l’isoler et y bâtir une société rationnelle dans laquelle règnent une justice parfaite et une égalité absolue entre les hommes. Et pour cause ! La propriété privée et l’argent ont été abolis. En effet, constate Hythlodée, « là ou existent les propriétés privées, là où tout le monde mesure toute chose par rapport à l’argent, il est à peine possible d’établir dans les affaires publiques un régime qui soit à la fois juste et prospère(7) ». L’économie utopienne repose donc sur une collectivisation des moyens de production et des ressources.
Thomas More est également l’inventeur de la semaine de trente-six heures, puisque chaque habitant d’Utopie ne travaille que six heures par jour, afin de pouvoir consacrer le reste de son temps aux loisirs et aux études. L’éducation de chaque citoyen est une préoccupation fondamentale, et l’agriculture est l’affaire de tous : chacun doit, à un moment de sa vie, travailler aux champs et apprendre par ailleurs un métier en fonction de ses aptitudes.
More, par la voix d’Hythlodée, fait une description très précise et réaliste de l’île et de la vie des Utopiens, jusque dans ses moindres détails : il précise même que les maisons ont trois étages et des toits plats ! Utopie est constituée de cinquante-quatre villes totalement identiques et organisées de la même façon, chacune composée de six mille familles.
Chaque ville est représentée politiquement par trois anciens au Sénat d’Amaurote, la capitale. Ils y traitent des affaires de l’île, à commencer par la répartition la plus équitable possible des richesses. Les lois et les règlements doivent néanmoins rester clairs et peu nombreux.
L’économie d’Utopie apparaît ainsi assez « révolutionnaire ». En revanche, les mœurs des Utopiens sont conservatrices et puritaines. La famille est le socle de la vie sociale et le garant de l’ordre moral. La chasteté avant le mariage est impérative, et l’adultère constitue un crime majeur, puni d’esclavage, puis de peine de mort en cas de récidive. Les plaisirs doivent être modérés et jamais contre-nature : « Le bonheur […] ne réside pas dans n’importe quel plaisir, mais dans le plaisir droit et honnête vers lequel notre nature est entraînée(8). » Ainsi, les Utopiens méprisent les tentations du luxe, qu’il soit vestimentaire ou décoratif, de même que les jeux de dés ou encore les plaisirs de la chasse.
Austères en matière de mœurs, les Utopiens sont libéraux en ce qui concerne la religion. Ils prônent dans ce domaine la plus grande tolérance. Tous les cultes sont acceptés et respectés, même si presque tous les Utopiens ont adopté le christianisme. D’une manière générale, les habitants s’accordent sur quelques grands principes religieux, comme l’existence d’un Être suprême, créateur et protecteur du monde, et l’immortalité de l’âme destinée au bonheur. Il est interdit « que personne dégradât la dignité humaine en admettant que l’âme périt avec le corps ou que le monde marche au hasard sans une providence. Les Utopiens croient donc qu’après cette vie, des châtiments sanctionnent les vices et des récompenses les vertus(9) ». Les Utopiens sont donc profondément déistes, et ces principes, partagés par tous, sont également des principes de raison qui évitent bien des débordements. Il est interdit de porter préjudice à qui que ce soit à cause de sa religion, et le prosélytisme doit s’en tenir à la plus grande modération, car c’est « un abus et une folie » de « vouloir obliger les autres hommes, par menaces et violence, à admettre ce qui vous paraît tel(10) ».
La réception et la postérité de L’Utopie ne cessent de montrer l’ambiguïté et la richesse de l’œuvre de Thomas More : honoré par Lénine comme père de la Révolution Lénine fit graver le nom de More au côté de ceux de Marx et Engels sur un obélisque dédié aux précurseurs de la révolution bolchevique. , il est canonisé en 1935 par Pie XI, et proclamé saint patron des hommes politiques par Jean-Paul II en 2000 !
Il est d’ailleurs de bon ton aujourd’hui de contester l’aspect « protocommuniste » de la société utopique de Thomas More, au nom de l’aspect anhistorique ou anachronique de ce rapprochement, et de revendiquer son évangélisme chrétien comme source d’inspiration de l’œuvre. À proprement parler, l’auteur de L’Utopie n’était évidemment pas « communiste », et ses considérations sont bien marquées du sceau de l’humanisme chrétien. More était effectivement un ardent croyant. Mais comment qualifier une société, tout imaginaire qu’elle soit, qui abolit les classes, l’argent, la propriété privée, instaure une collectivisation des moyens de production et des magasins d’État pour redistribuer les richesses, sinon de « protocommuniste » ? S’interdire le rapprochement, contester l’analogie serait s’empêcher de penser la tension au cœur de l’œuvre de More et négliger d’y faire droit. L’Utopie est une fiction qui vient agir à la fois comme « principe d’espérance » en la transformation d’une société bloquée et comme « principe critique » qui peut faire sauter quelques premiers verrous.
Entre espérance et critique, fiction et action, le navigateur ne renonce pas et tire des bords. Un réformateur convaincu, comme Hythlodée, ne doit pas abandonner les affaires publiques, au motif qu’il ne peut venir à bout de la perversité et de l’immoralité : « Le pilote ne quitte pas son navire dans la tempête, parce qu’il ne peut maîtriser les vents », rappelle Morus. De même, il est inutile de jeter abruptement à la tête des adversaires du changement la contradiction et le démenti, ou d’accumuler les tirades magnifiques et pompeuses. Ce serait comme monter sur scène, en pleine représentation d’une comédie, pour débiter un discours moralisateur tiré d’une tragédie. En somme, la vie politique est comparable à un spectacle : y ajouter une pièce rapportée, si belle soit-elle, ce serait en gâcher l’effet, et s’attirer l’hostilité tant des acteurs que des spectateurs. D’où ce conseil de Morus : « Suivez la route oblique, elle vous conduira plus sûrement au but. » Il faut savoir être patient : tout sera bon et parfait lorsque les hommes eux-mêmes seront bons et parfaits. « Et, avant cela, des siècles passeront(11). »
More lui-même se réserve un droit d’inventaire, comme inquiet de sa propre audace. De cette société idéale qu’il dessine lui-même par la voix d’Hythlodée, il reconnaît à la fois qu’il ne peut donner son adhésion à tout ce qu’il en a entendu, mais également « qu’il y a dans la république utopienne bien des choses que je souhaiterais voir dans nos cités(12) », sans plus de précision. Et d’ajouter, pour clore son ouvrage, cette formule toute sibylline, qui montre bien l’ambivalence et l’ironie de son créateur : « Je le souhaite, plutôt que je ne l’espère(13). »
(1) Traduction de Victor STOUVENEL (1842). Les autres citations de L’Utopie sont tirées de la traduction de Marie DELCOURT (Paris, GF-Flammarion, 1987), sauf indication contraire.
(2) Ibid., p. 131.
(3) Ibid., p. 96.
(4) Ibid., p. 99.
(5) Ibid., p. 103.
(6) Ibid., p. 105.
(7) Ibid., p. 217.
(8) Ibid., p. 173
(9) Ibid., p. 216-217.
(10) Ibid., p. 216.
(11) Je suis, pour l’ensemble de ce passage du livre premier, la traduction de Victor Stouvenel.
(12) Ibid., p. 234.
(13) Ibid.