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Il faut cultiver notre jardin(1)

Voltaire (1694-1778)

Cette maxime assez énigmatique que Voltaire place dans la bouche de Candide, probablement sous la forme d’une boutade, est devenue célèbre. La formule est à la fois suffisamment ouverte et sibylline pour qu’on puisse en proposer une multitude d’interprétations.

L’histoire de Candide nous fournit quelques clefs : ce conte publié par Voltaire en 1759 est une attaque en règle contre l’optimisme métaphysique professé par Leibniz, selon qui nous vivons dans « le meilleur des mondes possibles », puisque tout ce qui arrive, arrive par une nécessité providentielle. Ce fatalisme béat ne peut évidemment pas satisfaire celui qui va symboliser les Lumières, et Voltaire s’attache à le tourner en ridicule.

Avant même de devenir synonyme de naïveté, voire de niaiserie, le nom de Candide symbolise la pureté et l’éclat (candidus, en latin, signifie « blanc »), mais aussi la bienveillance et la sincérité. Candide est un homme vierge, sans arrière-pensée. Il a « le jugement assez droit, avec l’esprit le plus simple(2) », sans détour, sans calcul, sans tache : héros adamique d’avant la Chute, innocent, Candide s’aperçoit que les théories leibniziennes de son précepteur Pangloss, docteur en « métaphysico-théologo-cosmolonigologie », sont pour le moins fumeuses et que tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Le parcours initiatique du héros est jalonné de catastrophes et de funestes péripéties : châtiments corporels et tortures, guerres et massacres, maladies, tempêtes et séismes, meurtres… autant d’épreuves pour notre Candide. Rien ne lui est épargné pour lui faire comprendre la nature de la réalité. Au terme de ses aventures, après avoir acheté un petit domaine où trouveront refuge ses compagnons d’infortune, Candide en tire cet enseignement énigmatique : « Il faut cultiver notre jardin. »

Ironie voltairienne d’une formule volontairement creuse ? Sagesse profonde du « survivant » ? On serait tenté d’avancer que toute pensée profonde est nécessairement creuse… et réciproquement. Cette injonction métaphorique du « jardin à cultiver » a donné lieu à bien des lectures, des plus prosaïques aux plus métaphoriques. Qu’est ce que ce jardin ? Quelles sont ses limites ? Qu’est ce que cultiver ? Chacune de ces questions apparemment simples multiplie les explications possibles, parfois contradictoires.

L’histoire de Candide n’est pas sans analogie avec la biographie de Voltaire. Derrière le héros débonnaire et apparemment naïf se cache, comme en embuscade, l’écrivain souvent cynique et railleur, mais jamais blasé. La fiction vient faire écho à la réalité de l’auteur : Voltaire écrit Candide dans une période difficile de sa vie. Le tremblement de terre de Lisbonne en 1755 l’a profondément marqué, et la guerre de Sept Ans (1756-1763) entre la France et la Prusse (où il vécut à la cour de Frédéric II de 1750 à 1753) ouvre une période d’instabilité pendant laquelle Voltaire va vivre en retrait près de Genève, dans la propriété des Délices, qu’il qualifie lui-même de « palais d’un philosophe avec les jardins d’Épicure ». Aux jardins d’Éden, bibliques et idéaux, Voltaire préfère ceux du maître grec, bien réels et dédiés au plaisir.

Pourtant, avant de profiter des plaisirs du Jardin en épicurien, Candide nous apparaît plutôt comme le héros stoïque : face aux malheurs qui l’accablent, il ne se laisse jamais aller au pessimisme de son compagnon Martin. Candide conserve une forme de fraîcheur et d’optimisme raisonné face au monde, comme si les choses glissaient sur lui, n’avaient pas de prise, comme si son for intérieur ne pouvait être atteint. Au fond, rien ne l’ébranle. Et c’est pour cela qu’il peut continuer à tout vivre.

Conformément à l’enseignement d’Épictète, il faut distinguer ce qui dépend de nous de ce qui ne dépend pas de nous. Or, justement, il est de notre ressort de nous complaire dans un fatalisme réjoui et de nous résigner à accepter les choses comme étant nécessairement « les meilleures possibles » ou, au contraire, de chercher à en changer le cours, à les améliorer. Nous choisissons de « cultiver notre jardin » ou de le laisser en friche.

Cultiver son jardin, c’est d’abord détruire les ronces, et les mauvaises herbes. Défricher, et déchiffrer. Sortir de la friche pour rentrer dans le chiffre des choses, la culture, l’intellectualité, l’étonnement et le doute, le plaisir de la compréhension… et se construire dans cette dynamique.

De quoi le jardin est-il le symbole ? Le jardin de l’homme des Lumières, c’est le monde de l’homme cultivé et donc libre. Le « jardinier » commence par combattre la bêtise, l’injustice et l’intolérance, comme l’a fait inlassablement Voltaire, non seulement à travers une œuvre considérable, plurielle et multiforme, mais aussi par les actes en s’engageant et en intervenant dans de grandes « affaires » judiciaires. L’affaire Calas (1762), par exemple, où Voltaire obtient la révision du procès et la réhabilitation d’un protestant toulousain injustement accusé et condamné à mort pour le meurtre de son fils. Le philosophe prend également la défense du chevalier de La Barre (1766), exécuté pour blasphème et possession d’ouvrages interdits, dont le Dictionnaire philosophique de Voltaire.

Ce combat pour la tolérance et contre l’injustice prend également la forme d’une dénonciation de l’esclavage, en particulier dans Candide (chap. XIX), comme dégradant l’humanité. Une atteinte aux droits de l’homme et à la liberté de chacun que le philosophe ne peut tolérer.

Cultiver son jardin, c’est aussi lutter contre le fanatisme religieux, qui dépossède l’homme de lui-même. « On entend aujourd’hui par fanatisme une folie religieuse, sombre et cruelle. C’est une maladie qui se gagne comme la petite vérole(3). » Profondément anticlérical, Voltaire ne cesse de dénoncer les dogmes religieux, à commencer par celui de la religion catholique, qu’il juge profondément obscurantiste, opposé à l’esprit des Lumières et ferment de toutes les guerres et divisions entre les hommes : « Le merveilleux de cette entreprise infernale [la guerre], c’est que chaque chef des meurtriers fait bénir des drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d’aller exterminer son prochain(4). » Contre l’intolérance religieuse, Voltaire n’a qu’un seul mot d’ordre, dont il fait sa devise : « Écrasons l’infâme. » L’infâme, c’est l’Église. Voltaire, cependant, n’est pas athée, mais déiste. Il a même ce mot passé à la postérité : « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer(5). » Voltaire croit en un être supérieur, créateur, « horloger », « architecte » ou « géomètre »… c’est-à-dire raison du monde et garant de la fraternité des hommes entre eux dans la tolérance : « Qu’est-ce que la tolérance ? C’est l’apanage de l’humanité. Nous sommes tous pétris de faiblesse et d’erreurs ; pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c’est la première loi de la nature(6). »

« Il faut cultiver notre jardin », c’est dire d’abord qu’il est nécessaire de ne pas s’en remettre à la Providence divine, mais au contraire de prendre notre destinée en main. L’homme n’a rien à attendre de bon, l’optimisme salutaire n’est pas de rigueur. Il est l’unique responsable de ce qu’il est, de ce qu’il fait, et ne doit compter que sur lui-même.

Ce constat peut conduire à une forme de découragement des grandes idées, de dégoût du monde et de repli sur soi, avec une sagesse toute pratique. Cultiver son jardin prend alors aussi un sens très prosaïque, presque trivial, qui n’est pas à sous-estimer : cela signifie avant tout travailler la terre, ne pas laisser la nature aller par elle-même, mais la dompter, la mettre en valeur et produire quelque chose. Le vieux sage turc que rencontre Candide à la fin du conte lui livre une clef de son bonheur : « le travail éloigne de nous trois grands maux, l’ennui, le vice et le besoin(7) ». Que demander de plus ? Ce retour préconisé à la terre, voire au terre à terre, au concret, nous incite à penser que le bonheur passe par l’abandon des grands discours et des vaines spéculations métaphysiques. Il s’obtient non par des mots, mais par des actes, pratiques et effectifs, peut-être modestes, mais créateurs de valeur. Voltaire prend d’ailleurs soin de préciser que la petite terre achetée par Candide lui rapporta beaucoup. Cultiver son jardin, c’est s’enrichir au propre comme au figuré : « cultiver plus pour gagner plus », aurait pu dire Voltaire. Sa vie en est d’ailleurs la parfaite illustration. Lui qui fut un entrepreneur ardent, acquiert en 1758 le domaine de Ferney, à la frontière franco-genevoise. Il l’aménage, le magnifie et en fait une exploitation florissante. Sous son impulsion, la population du village passe d’une centaine d’habitants à plus d’un millier. Voltaire fait rebâtir le château, construire plus d’une centaine de maisons et remanier l’église ; il dote ses paysans d’une école et d’un hôpital. Il assèche les marais et développe le commerce et l’artisanat.

Cultiver son jardin serait ainsi à entendre au pied de la lettre. On peut voir dans cette volonté d’entreprendre et cette vision toute positive du travail l’influence de John Locke, fondateur de la pensée libérale, qui se traduit, chez Voltaire, au moins par une forme de « paternalisme » pleinement assumé. Le travail chasse le malheur, détourne l’homme des turpitudes du monde, lui assure une vie paisible et aisée, et permet à chacun d’exercer ses talents, de trouver sa place et sa fonction dans la société. Il révèle et épanouit l’homme. Le transforme même en lui donnant un sens : « Cunégonde était à la vérité bien laide ; mais elle devint une excellente pâtissière(8) », remarque avec ironie Voltaire. La fonction crée l’homme – et accessoirement la femme.

Le jardin dont il est question est aussi évidemment une métaphore du Moi. Le jardin, c’est chacun d’entre nous. La formule de Candide recèle une idée fondatrice de la philosophie : l’homme reste toujours à faire ; la vie biologique, reçue à la naissance, est seulement une donnée brute, un point de départ, une matière informée qu’il va falloir justement mettre en œuvre, un terrain vague qu’il va falloir cultiver et changer en jardin.

« Cultiver son jardin » nous appelle à nous poser la question du « souci de soi », thème majeur de l’Antiquité, et de la culture, question fondamentale de la philosophie des Lumières C’est toute l’entreprise de L’Encyclopédie. .

Être éclairé, c’est refuser le fatalisme, échapper au déterminisme et inviter l’homme à se construire, à se réaliser, à s’inventer en permanence de la meilleure façon possible en se prenant en main, en travaillant sur soi, c’est-à-dire en étant à la fois sa propre fin, mais aussi son propre matériau, sa propre glaise. Ne pas laisser le terrain en friche ou en jachère, parce qu’un problème dont on ne s’occupe pas, s’occupe de vous et vous asservit.

Cultiver son jardin, c’est prendre soin de soi pour porter au maximum notre puissance d’exister, « performer » sa vie de la façon la plus intense dans un épanouissement personnel et dans un mouvement qui ne doit jamais être fixe, arrêté : celui de la culture et de l’intellectualité, véritable squelette d’un individu.

La culture est aussi un travail permanent, une activité, un mouvement qui se donne dans un choix sans cesse reconduit. Elle est ce qui structure la pensée de l’homme et détermine ses rapports avec les autres, ainsi que sa vision du monde. La culture d’un individu, c’est l’ensemble de ses choix, de ses intérêts qui vont former, dessiner sa trajectoire personnelle et singulière. C’est également l’apanage de l’homme citoyen, le fond commun, le plus petit dénominateur commun qui vient fonder un groupe, une communauté, une nation ; la condition de possibilité d’un « vivre ensemble », le terreau où l’épanouissement individuel de chacun s’accorderait et dialoguerait en bonne intelligence avec celui de l’Autre.

La culture n’est pas une promesse, mais une permission : l’ouverture d’un possible qui reste sans cesse à réaliser. Elle est le terrain sur lequel l’individu va se construire et le terreau qui va l’enrichir. L’image du terreau n’est pas ici prise au hasard : au sens propre, c’est un mélange de terre et de matière organique en décomposition. Il en est de même du cheminement culturel, long processus d’accumulation, de sédimentation, de dépôts. La culture est le véritable environnement mental, le limon sur lequel la « fertilité » d’un individu, sa puissance d’innovation, sa force de rencontre vont s’épanouir, son potentiel se révéler.

Filons encore un peu la métaphore à tiroirs de Voltaire, et demandons-nous ce qu’on cultive dans un jardin : des légumes quand on a un potager, des fruits, de fleurs… C’est ici la question de la beauté, du goût, de la sensualité, de la saveur de la vie qui est posée. Un jardin est un lieu de plaisir, de détente, de rencontre, d’amitié, de lecture, de jeux… C’est un endroit auquel on associe en général des moments de bonheur. C’est donc un lieu éminemment philosophique, et au moins un philosophe ne s’y est pas trompé, Épicure.

Il y a bien des styles de jardins différents et de multiples façons de les cultiver. Les jardins à l’anglaise, par exemple, privilégient les lignes courbes, les chemins tortueux et les terrains accidentés comme autant d’invitations à la flânerie et à l’errance poétique au cœur d’une nature non domestiquée, prétendument sauvage. Ou bien, au contraire, les jardins à la française, tout en lignes droites, triomphe de la symétrie et de la géométrie, victoire de l’ordre et de la régularité sur une nature domptée, ouvertement domestiquée, mise au pas. Il y a des jardins publics, ouverts. Et des jardins privés, voire secrets. À chacun son jardin : « Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux(9). »

Notes

(1) Candide, ou L’optimisme [1759], chap. XXX.

(2) Ibid., chap. premier.

(3) Dictionnaire philosophique [1764], article « Fanatisme ».

(4) Ibid., article « Guerre ».

(5) « Épître à l’auteur du livre des Trois imposteurs » [épître 104, 1769], in Épîtres, Paris, Garnier frères, 1877, p. 403.

(6) Dictionnaire philosophique, article « Tolérance ».

(7) Candide, chap. XXX.

(8) Ibid.

(9) L’Enfant prodigue, préface de l’édition de 1736, in Œuvres complètes de Voltaire, Paris, Garnier frères, 1877, t. III, p. 445.