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L’accoutumance est le grand guide de la vie humaine(1)

David Hume (1711-1776)

Un petit Essai vaut parfois mieux qu’un gros Traité. Bien des philosophes devraient ainsi méditer l’exemple de Hume : auteur précoce, certainement un peu pressé, David Hume commence à 23 ans la rédaction d’un imposant Traité de la nature humaine (1739-1740), dont il espère qu’il lui permettra de révolutionner la philosophie comme Newton la physique. Avec cette œuvre monumentale, Hume ambitionne d’importer la méthode expérimentale newtonienne dans le domaine de la philosophie morale et de fonder une science de l’homme reposant sur l’observation et l’expérience objective.

Hélas, l’ouvrage ne connaît pas le succès attendu et demeure dans les limbes de l’indifférence. Précoce mais tenace, Hume considère que ce manque d’intérêt est dû beaucoup plus à la manière qu’à la matière de l’ouvrage, trop long, trop systématique. Il allège donc le Traité pour en faciliter la lecture et publie en 1748 les Essais philosophiques sur l’entendement humain, réédités dix ans plus tard sous le titre d’Enquête sur l’entendement humain. Le succès arrive enfin, notamment en France, où il devient secrétaire puis chargé d’affaires de l’ambassade de Grande-Bretagne, de 1763 à 1765. Très apprécié, célèbre et célébré, Hume fréquente la Cour, se lie aux encyclopédistes, notamment Diderot et d’Alembert, mais aussi Rousseau, qu’il accueille un temps en Angleterre avant de se brouiller avec lui.

Avec Hume, la philosophie devient enquête. La théorie philosophique se fait pratique : patiemment, le philosophe questionne, interroge, recueille les témoignages sur le terrain de l’expérience et cherche à établir des preuves indiscutables. C’est l’entendement humain qui est mis en examen. Comment la connaissance est-elle possible ? Sur quoi nos certitudes se fondent-elles ? Quelle est l’origine de nos idées ? Pour David Hume, nos perceptions de l’esprit (ou, si l’on veut, nos contenus mentaux) se divisent en deux catégories : d’une part, nos impressions, d’autre part, nos idées. Nos impressions sont les perceptions les plus vives. Elles comprennent les sensations (la vue, l’ouïe, le toucher…), les émotions, et les passions telles que la haine, le désir ou la volonté. Les idées, produites par la raison, sont une copie atténuée des impressions : « Quand nous réfléchissons sur nos sentiments et nos affections passées, notre pensée est un miroir fidèle qui reflète exactement l’original ; ses couleurs sont pâles et éteintes en comparaison de celles dont nos perceptions primitives étaient revêtues(2). » Comparées aux couleurs de nos impressions, nos idées sont une « matière grise ». (Goethe partagera ce point de vue dans son premier Faust : « Toute théorie est grise, vert est l’arbre étincelant de la vie(3). »)

Idées et impressions se distinguent donc par le degré de vivacité avec lequel elles « enregistrent » le réel. Les impressions sont toujours plus vives que les idées, lesquelles sont une sorte de succédané ou de reproduction affadie des premières. Hume fait immédiatement du sentir et de la sensation le mode primitif, archaïque de la perception. Sans impression, il n’y a pas d’idée, et sans perception, pas de conscience des choses. L’impression est la racine indispensable de la conscience. « Tous les matériaux de la pensée tirent leur origine de notre sensibilité externe ou interne : l’esprit et la volonté n’ont d’autre fonction que de mêler et de combiner ces matériaux(4). » Ainsi, par exemple, on ne peut avoir d’idée a priori du bleu : pour s’imaginer et penser la couleur bleue, il est indispensable de l’avoir vue auparavant. Ce qui amène Hume à dire que « la pensée la plus vive est encore inférieure à la plus faible des sensations(5) ». L’idée est une dégradation, une perte par rapport à l’impression primitive. De fait, le souvenir d’une gifle fait moins mal que la gifle elle-même ! Cette différence entre impression et idée marque ainsi une hiérarchie entre le sentir et le penser. Les premières sont à l’origine des secondes ou, plus précisément, des idées que Hume qualifie de « simples » : « Toutes nos idées simples, à leur première apparition, dérivent d’impressions simples, qui leur correspondent et qu’elles représentent exactement(6). »

L’esprit humain, cependant, n’en reste pas aux idées simples. Son imagination étant sans bornes ni limites, il ne peut s’empêcher de produire des idées abstraites et complexes, par combinaison d’idées simples. Ainsi, à partir des idées de cheval et d’aile, il est capable d’imaginer un « cheval ailé », concevant ainsi une idée sans impression correspondante. Hume est plus précis dans le Traité : je peux avoir l’idée complexe d’une Nouvelle Jérusalem, pavée d’or et décorée de rubis, sans l’avoir jamais vue ; à l’inverse, d’ailleurs, j’ai vu Paris, mais pourrais-je jamais former l’idée complexe d’une telle ville, qui représentera parfaitement toutes ses rues et ses maisons dans leurs justes proportions(7) ?

Tout le problème est alors d’interroger la façon dont sont produites ces idées complexes, pour en sonder la légitimité. À l’origine de ces dernières, David Hume dénombre trois principes de liaison des idées : la ressemblance, la contiguïté (dans le temps ou dans l’espace) et la causalité.

La ressemblance associe deux idées par leur similitude : ainsi, un portrait peint fait spontanément penser à la personne représentée, ou l’allure d’une personne inconnue dans la rue nous rappelle une connaissance familière.

L’association par contiguïté crée un lien dans un rapport spatial ou temporel. Par exemple, lorsque l’on parle d’une chambre située dans une maison, on est amené à s’intéresser aux autres pièces de la maison. Il s’agit là d’une contiguïté spatiale. Ou encore, un historien qui, l’instar de Hume, écrit l’Histoire de l’Angleterre sur une période donnée, est amené à considérer tous les événements ayant eu lieu dans cet espace-temps. Ces événements, bien que parfois totalement divers, sont associés par contiguïté de temps et d’espace.

Mais la liaison la plus importante, celle à laquelle Hume s’attache tout particulièrement, c’est la relation de cause à effet. La liaison causale détermine une relation constante et nécessaire entre deux phénomènes et associe deux idées en définissant l’une comme cause (ou effet) de l’autre. « Si nous pensons à une blessure, à peine nous est-il possible de ne pas réfléchir à la douleur qui la suit(8). » Cette relation est fondamentale dans l’enquête sur l’entendement humain, parce qu’elle est au fondement de tout raisonnement abstrait. En particulier, « tous les raisonnements relatifs à une chose de fait [c’est-à-dire les actes et les vérités de fait et non les vérités mathématiques] paraissent fondés sur la relation de cause à effet. Seule cette relation nous permet de dépasser le témoignage de notre mémoire et de nos sens(9) ». La liaison causale est ainsi au cœur de nos opérations mentales au quotidien, sans même que nous nous en apercevions. À tout instant, nous inférons un fait d’un autre ; autrement dit, nous admettons une proposition comme vraie en raison de son lien avec une autre proposition préalablement tenue pour vraie. Un homme qui découvre une montre sur une île déserte en induira avec évidence que des hommes ont autrefois habité cette île, sans avoir connaissance de l’histoire du lieu. De même, « nous nous imaginons que, brusquement introduits dans le monde, nous aurions pu à première vue inférer qu’une boule de billard, recevant une impulsion, communique son mouvement à une autre par un choc ; et qu’il n’était point besoin d’attendre l’événement pour prononcer avec certitude à son sujet(10) ». Or, c’est là, justement, que commence l’erreur : la relation causale, telle que nous l’utilisons tous les jours, suppose une connexion nécessaire entre les choses, comme si une raison a priori nous faisait connaître l’effet à venir, indépendamment de la vérification empirique. Nous sommes sûrs que les choses vont se dérouler de telle façon, parce que nous pensons qu’elles ne peuvent se dérouler autrement. Ainsi, nous déduisons nécessairement de la fumée l’existence d’un feu, supposant systématiquement qu’il y a un lien entre le fait présent (la fumée) et celui qui est inféré (le feu) : « La chaleur et la lumière sont des effets collatéraux du feu, et de l’un de ces effets, on est autorisé à inférer l’autre(11) », constate Hume. Nous avons donc l’impression de pouvoir connaître a priori les choses.

Or, poursuit Hume, lorsque nous disons que A est la cause de B (ou B la conséquence de A) indépendamment de toute expérience, nous « abusons » de nos prérogatives en inventant une nécessité qui ne s’étaye sur rien et nous outrepassons notre capacité à connaître de façon sûre et certaine. En sortant du cadre de l’expérience, en inférant une nécessité a priori dans les choses, je me hasarde à affirmer quelque chose dont je n’ai pas de preuve démonstrative. Ainsi, chaque jour, je me couche en pensant que « le soleil se lèvera demain », même si je n’en ai absolument aucune preuve. Sur quoi cette certitude repose-t-elle ? Après tout, la proposition « le soleil ne se lèvera pas demain, n’est pas moins intelligible et n’implique pas davantage contradiction que cette autre affirmation : il se lèvera. C’est donc en vain que nous tenterions d’en démontrer la fausseté(12) ». Je suis persuadé que le soleil se lèvera bien demain, mais je ne peux pas le démontrer a priori. Et ce, pour une bonne et simple raison, que Hume résume ainsi : « En un mot, donc, tout effet est ainsi un événement distinct de sa cause. Découvrir l’effet dans la cause est par suite impossible ; et quand l’esprit invente ou conçoit celle-ci pour la première fois, a priori, ce ne peut être que d’une façon purement arbitraire(13). » S’opposant aux thèses rationalistes, Hume affirme que les causes et les effets des choses ne sont pas connus par la raison pure, mais uniquement par l’expérience. Et le philosophe écossais de donner un de ces exemples dont lui seul a le secret : on ne déduit pas a priori l’explosion de la poudre ; seule la pratique nous permet d’en connaître les vertus explosives. Hume résume sa position par la formule suivante, l’érigeant en principe de la connaissance : « On découvre les causes et les effets par l’expérience et non par la raison(14). »

Un problème fondamental se pose alors : si nos liaisons causales ne se fondent sur aucune une nécessité inhérente aux objets, si c’est « en vain que nous prétendrions déterminer un seul événement, ou inférer une cause ou un effet sans le secours de l’observation et de l’expérience(15) », quelle est la légitimité de tels jugements et sur quoi nos connaissances reposent-elles ? Sur l’habitude et la croyance, répond Hume. Nous avons l’habitude de voir le soleil se lever tous les matins et nous croyons donc qu’il se lèvera demain. Nos liens de causalité sont arbitraires et ne sont que des croyances « nécessaires » établies sur l’habitude que nous avons des choses. Nous induisons le présent de sa ressemblance supposée avec le passé.

Hume se montre ainsi profondément sceptique sur l’usage et le pouvoir de la raison, et jette une suspicion légitime sur toutes nos certitudes. Avec lui, « toute connaissance dégénère en probabilité(16) », celle-ci étant plus ou moins grande en fonction de notre expérience de la véracité, du degré de tromperie de notre entendement, et de la simplicité ou de la complexité de la question. L’accoutumance, «  grand guide de la vie humaine », et la répétition nous font croire à la nécessité de l’enchaînement des événements. Bien qu’une chose soit seulement probable, nous la considérons comme certaine.

Cette position sceptique conduit Hume à formuler une critique radicale de tous les dogmatismes religieux ou philosophiques. Tous nos jugements métaphysiques n’ont d’autre fondement que la croyance et l’imagination qui créent les concepts d’âme, de monde, de providence, de miracle, etc. Rien n’est pourtant certain dans ce domaine, et le scepticisme de Hume, que lui-même qualifiait de « mitigé(17) », et dont on lit parfois dans les manuels qu’il est modéré (!), vient conclure cette enquête sur l’entendement de manière violente, voire destructrice : « Quand nous parcourons nos bibliothèques, si nous sommes fidèles à nos principes, quel massacre ne devrons-nous pas faire ! Si nous prenons en main un volume quelconque de théologie ou de métaphysique scolastique par exemple, nous nous demanderons : contient-il des raisonnements abstraits touchant la quantité ou le nombre ? Non. Contient-il des raisonnements expérimentaux touchant des choses de fait et d’existence ? Non. Jetez-le donc au feu, car il ne peut contenir que des sophismes et illusions(18). »

Notes

(1) Enquête sur l’entendement humain, trad. et éd. de Didier LELEULE, Paris, LGF-Livre de poche, coll. « Classiques poche », 1999, p. 110.

(2) Ibid., p. 62.

(3) « Grau, theurer Freund, ist alle Theorie, Und grün des Lebens goldner Baum. » Je traduis.

(4) Enquête, op. cit., p. 63-64.

(5) Ibid., p. 61.

(6) A Treatise of Human Nature, I, I, 4, éd. par L. A. SELBY-RIDGE et P. H. NIDDITCH, Oxford, Clarendon Press, 1978, p. 4.

(7) Ibid., p. 3.

(8) Enquête, op. cit., p. 72.

(9) Ibid., p. 84.

(10) Ibid., p. 87.

(11) Ibid., p. 85.

(12) Ibid., p. 83.

(13) Ibid., p. 89.

(14) Ibid., p. 86.

(15) Ibid., p. 89.

(16) A Treatise of Human Nature, I, IV, 1, op. cit., p. 180.

(17) Enquête, op. cit., p. 282.

(18) Ibid., p. 290.