21.

L’homme est né libre, et partout il est dans les fers(1)

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)

C’est alors qu’il rend visite à son ami Diderot, emprisonné au château de Vincennes, que survient la vocation philosophique de Jean-Jacques Rousseau, jusqu’alors musicien et musicologue. En réponse à un concours de l’académie de Dijon demandant « si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs », Rousseau rédige son Discours sur les sciences et les arts (1750), dans lequel il explique doctement que le progrès des sciences et des arts non seulement n’a pas amélioré moralement l’homme, mais a contribué à sa corruption en le dénaturant ! Voilà un début bien fracassant et inattendu ! L’ouvrage connaît un succès immédiat et assure à son auteur une célébrité rapide. Rousseau récidive quelques années plus tard avec son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), où il jette les bases d’une anthropologie et d’une philosophie politique questionnant la nature de l’homme et le rapport de ce dernier à la société.

Dans le sillage de Hobbes et de Locke, Rousseau devient un philosophe « contractualiste », pour qui la notion d’« état de nature » est essentielle à la philosophie politique. Comme chez Hobbes, l’état de nature est chez Rousseau une fiction philosophique qui permet de décrire l’homme indépendamment de l’apport de la culture, de faire la part de l’originaire et de l’artificiel dans la nature humaine. C’est « un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent(2) ». L’état de nature n’est pas une réalité historique, mais un modèle théorique qui dessine une sorte d’« anthropologie négative » : l’homme naturel est celui qui reste quand on lui a enlevé la civilisation. Il est pour Rousseau indispensable de passer par cette étape descriptive, car « tant que nous ne connaîtrons point l’homme naturel, c’est en vain que nous voudrons déterminer la loi qu’il a reçue ou celle qui convient le mieux à sa constitution(3) ».

L’homme à l’état de nature est uniquement guidé par ses sentiments. C’est un être essentiellement passionnel, et non un être de raison, rationnel et raisonnable. Rousseau considère même que l’intelligence des choses serait, pour lui, une perversion : « j’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre-nature, et que l’homme qui médite est un animal dépravé(4) ». La formule est belle et ne manque de faire bondir ses contemporains ! Une nouvelle fois, Rousseau développe une thèse à contre-courant de l’optimisme dominant de son époque, qui voit dans la raison la marque de la civilisation et de la marche du progrès.

L’homme à l’état de nature est donc sain, il ne réfléchit pas. Il ne possède d’ailleurs pas le langage, dont il n’a pas besoin. Cet homme premier, pour ne pas dire primaire, ne connaît que les sensations et les sentiments, au premier rang desquels l’amour de soi, qui se traduit en instinct de conservation, et la pitié, qui l’incline à « une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables(5) ».

Cet état primitif est, chez Rousseau, un état prodigue. Il pourvoit à tous les besoins de l’homme, qui vit dans une certaine opulence et indolence. Ses seuls besoins sont vitaux, biologiques, et en parfaite adéquation avec les ressources naturelles. Les maladies sont peu nombreuses et « les hommes se forment un tempérament robuste et presque inaltérable(6) ». De toute façon, ceux qui ne sont pas de bonne constitution périssent vite, par sélection naturelle.

À l’état de nature, l’homme ne s’intéresse pas à ses semblables. Totalement autarcique, il est aussi a-social. Il ignore la propriété comme la convoitise, et n’a ainsi nulle raison de faire la guerre aux autres. Ni de s’y intéresser. Il n’a en fait aucune conscience d’Autrui, et quand il lui arrive de croiser un de ses congénères, c’est pour l’éviter au plus vite.

Pour résumer, l’homme à l’état de nature est un brave gars, pas très futé mais bienheureux. La bonne grosse brute béate. Ou du moins, pour Rousseau, c’est un être pur qui n’est pas encore perverti. « Concluons qu’errant dans les forêts sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre, et sans liaisons, sans nul besoin de ses semblables, comme sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître aucun individuellement, l’homme sauvage sujet à peu de passions, et se suffisant à lui-même, n’avait que les sentiments et les lumières propres à cet état, qu’il ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu’il croyait avoir intérêt de voir, et que son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa vanité(7). » À la différence de Hobbes, qui pense l’état de nature comme un enfer, Rousseau y voit un paradis où l’homme est naturellement bon. Et libre.

Si l’homme est aujourd’hui dans les fers, c’est que la société l’a corrompu. Le hasard et la nécessité rompent cette harmonie idéale entre l’homme et la nature, et entraînent l’homme sur le chemin de la vie en société. La culture des terres et la division du travail se développent. Certains commencent à travailler pour d’autres, et la domination de l’homme par l’homme s’installe. Les hommes sont désormais indépendants les uns des autres, et « tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux(8). » La propriété apparaît, source de toutes les inégalités. « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile(9). » Les hommes entrent dès lors en concurrence et oublient leur naturelle indifférence bienveillante. L’amour de soi se transforme en un amour-propre qui encourage à comparer sans cesse ce que l’on possède avec ce que possède autrui et amène inéluctablement à convoiter les biens de son voisin. Avec l’argent, l’avarice et l’ambition attisent les rivalités. Les divisions s’accélèrent et les conflits se multiplient. La guerre est proche. « Tous coururent au-devant de leurs fers croyant assurer leur liberté(10) », constate Rousseau, navré. L’homme, né libre, s’est mis dans les fers.

Toutefois, le passage à la vie en société n’est pas univoquement mauvais et dénué d’ambivalence. « Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que la voix du devoir succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants(11). » L’homme change, ses facultés intellectuelles se développent et ses sentiments s’ennoblissent. Il s’émancipe et entre dans la culture. L’intelligence et la connaissance ainsi que la vie en commun donnent naissance à un homme moral, capable de justice. Un être de droit et de devoir se substitue à la bonne brute mal dégrossie, « animal stupide et borné(12) ». Seulement, cet homme nouveau est capable du meilleur comme du pire. Si on le laisse faire, il ne tardera pas à devenir son pire ennemi et à donner raison à Hobbes. C’est pourquoi, puisqu’un retour à l’état de nature est impossible, il faut « trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant(13) ». Ou comment vivre ensemble au mieux, sans se détruire et s’asservir mutuellement.

En aucun cas, le passage de l’état de nature à la société ne doit se traduire par le règne de la loi du plus fort, totalement contraire à l’intérêt général et incapable d’assurer un régime pérenne : « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir(14). » Comment garantir la liberté de chacun pour le plus grand profit de tous ? Tel est la problématique du Contrat social (1762), qui se propose d’établir la meilleure organisation politique possible, capable d’assurer l’égalité et la liberté entre les hommes.

Pour Rousseau, la solution tient en deux mots : « contrat social ». Pacte aux termes duquel chaque individu renonce à sa liberté naturelle pour défendre sa liberté civile, le contrat social peut se résumer à cette règle : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout(15). » Ce pacte doit être contracté par absolument tous les participants de la société. L’homme devient alors citoyen, membre du corps politique.

Cette volonté générale, à laquelle l’homme se soumet en aliénant sa liberté naturelle, représente l’intérêt commun et tend toujours à l’utilité publique. C’est ce que doit vouloir chacun, abstraction faite de ses intérêts personnels. Elle est plus que la somme de toutes les volontés particulières : « Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale : celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun ; l’autre regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulières : mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale(16). » La volonté générale est donc la garante de la cohésion de la société et de la possibilité de vivre ensemble libres et égaux.

La disparition de la liberté naturelle est légitime uniquement si la société se fonde sur un contrat auquel chacun adhère et dans lequel chacun vient « fondre » sa volonté particulière. Aussi, la volonté générale ne saurait tolérer d’exception et « quiconque refusera d’obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps ; ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre(17) ». Seule cette soumission assure la liberté de chaque citoyen en lui évitant d’avoir à obéir à un autre, car « chacun se donnant à tous ne se donne à personne(18) ».

Expression de cette volonté, les lois formulent les règles garantes de l’intérêt commun et s’imposent à tous les citoyens, mais évitent la domination de l’homme par l’homme en fondant une nouvelle souveraineté : celle du peuple. Ce grand principe directeur va inspirer fortement les acteurs de la Révolution française et la Déclaration de droits de l’homme et du citoyen de 1789(19).

À la différence de Hobbes, chez qui le contrat social se traduit par un abandon de souveraineté au profit d’un pouvoir absolu, l’auteur du Contrat social voit dans la démocratie le seul régime politique légitime. « Tout gouvernement légitime est républicain(20). » Le contrat social rousseauiste consacre le peuple souverain. La raison en est simple : à cette seule condition l’homme restera libre. Rousseau le résume en une formule demeurée célèbre : « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté(21) ». L’homme ne renonce donc pas à sa liberté ; il en change la nature. Il transforme sa liberté naturelle en liberté civile et civique. Condition suprême de la liberté, le contrat social protège ainsi l’homme du pire de lui-même, car « renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme(22) ».

Notes

(1) Du contrat social, I, 1.

(2) Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, Préface.

(3) Ibid., Préface.

(4) Ibid., Première partie.

(5) Ibid., Préface.

(6) Ibid., Première partie.

(7) Ibid., Première partie.

(8) Du contrat social, I, 1.

(9) Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, Seconde partie.

(10) Ibid., Seconde partie.

(11) Du Contrat social, I, 8

(12) Ibid.

(13) Ibid., I, 6.

(14) Ibid., I, 3.

(15) Ibid. I, 6.

(16) Ibid. II, 3.

(17) Ibid. I, 7.

(18) Ibid. I, 8.

(19) Déclaration de droits de l’homme, 1789, art. II : « La loi est l’expression de la volonté générale. »

(20) Du contrat social, II, 6.

(21) Ibid. I, 8.

(22) Ibid. I, 4.