Voilà une pensée qu’il est de bon ton de mépriser, de minorer comme adolescente et brouillonne, au point de souvent lui contester la qualité de philosophie. Albert Camus, philosophe pour classe de terminale… on connaît la rengaine. Il faut dire que le chantre d’une « philosophie de l’absurde » n’était pas issu du sérail des universitaires normaliens, qu’il eut le mauvais goût de multiplier les activités et d’être « populaire » et reconnu, puisqu’il obtint le prix Nobel de littérature en 1957.
Albert Camus est confronté très tôt à l’adversité. Né en Algérie dans une famille pauvre, il ne connaît pas son père, mort en 1914 des suites d’une blessure reçue à la bataille de la Marne. La tuberculose l’empêche de poursuivre ses études et de passer l’agrégation de philosophie. Après une licence, Camus devient journaliste, s’engage à gauche, tout en poursuivant l’écriture d’une œuvre aux formes multiples : théâtre, romans, essais, articles… Son succès est aussi grand que son engagement est résolu, dans la Résistance, par exemple, lorsqu’il prend la direction de Combat en 1943.
Absurde et révoltant, comme les deux thèmes majeurs de sa pensée, un accident de la route met fin à ses jours prématurément en 1960, laissant son œuvre inachevée.
Puisque « un roman n’est jamais qu’une philosophie mise en images(2) », Camus expose sa philosophie de l’absurde au moyen d’un essai, Le Mythe de Sisyphe (1942), d’un roman, L’Étranger (1942), et d’une pièce de théâtre, Caligula (1944). Le tout formant le « cycle de l’absurde ». Avant d’être une philosophie, l’absurde est un sentiment quasi métaphysique : celui du divorce profond de l’homme et du monde. Il n’y a plus d’harmonie entre eux. La conscience de l’absurde résulte de ce constat désabusé et de l’impuissance de l’homme à habiter « naturellement » ce monde. « Si j’étais arbre parmi les arbres, chat parmi les animaux, cette vie aurait un sens ou plutôt ce problème n’en aurait point, car je ferais partie de ce monde(3) », remarque Camus. Or voilà, le « contrat naturel » est rompu. L’homme est l’être le plus dénaturé qui soit. L’extérieur lui est opaque et étranger, comme absent, quand il ne lui est pas hostile. Stricto sensu, l’homme ne fait pas partie d’un monde qui ne peut satisfaire ses attentes de sens, ses espoirs d’unité et de clarté. « L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde(4). »
L’absurde se définit comme l’absence de toute alliance entre l’homme et un monde irrationnel et sourd, qui ne répond pas à cet « appel humain » de raison, de salut et de compréhension. Les choses n’ont pas de sens profond. Elles laissent l’homme désorienté, là où il est, en plan ; et c’est le propre de l’homme absurde que d’en avoir conscience. L’absurde, ainsi, n’est pas dans l’homme, ni même dans le monde, mais dans leur rencontre ou leur confrontation. Paradoxalement, il constitue même le seul lien entre eux(5).
Meursault, le personnage principal de L’Étranger, illustre cette condition. Étranger au monde, rien ne l’atteint, tout le laisse indifférent : la mort de sa mère comme le meurtre qu’il commet sans pouvoir en donner la raison. Son procès le laisse également impassible : il accepte, imperméable et imperturbable, la sentence capitale sans sourciller, détaché de tout affect, assumant pleinement l’inéluctable et l’absurdité de l’enchaînement des événements de sa vie.
Les religions peuvent paraître à certains le refuge à cette angoisse de l’étrangeté du monde, la réponse transcendante au sens de l’existence et à la raison d’être des choses. Mais Camus refuse catégoriquement cette voie : « Je ne sais pas si ce monde a un sens qui le dépasse. Mais je sais que je ne connais pas ce sens et qu’il m’est impossible de le connaître(6). » L’homme absurde ne saurait se contenter d’une telle issue, pour ne pas dire d’une telle dérobade : « Je ne puis comprendre qu’en termes humains(7) », confie Camus. Point de salut hors de ce monde hostile et étranger.
La religion est même, pour l’auteur de L’Homme révolté (1951), une fuite qui dépossède l’homme de lui-même et de sa condition, tout absurde qu’elle est : « […] les doctrines qui m’expliquent tout m’affaiblissent en même temps. Elles me déchargent du poids de ma propre vie et il faut bien pourtant que je le porte seul(8) ». L’homme absurde ne se résout à aucune solution divine ; Camus l’affirme on ne peut plus explicitement : « L’absurde, qui est l’état métaphysique de l’homme conscient, ne mène pas à Dieu(9). »
Porter le poids de sa propre vie implique d’assumer cette lucidité constitutive de la conscience absurde. Camus bannit également l’idée de la négation de la vie. Un acte demeure particulièrement inacceptable à ses yeux : le suicide. Cette question, fondamentale pour Camus, ouvre, dès la première ligne, Le Mythe de Sisyphe : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide(10). » Et pour cause : si la vie est absurde, pour quoi mériterait-elle d’être vécue, et comment échapper au désespoir ?
Vouloir se donner la mort est un contresens sur la philosophie de l’absurde, qui ne doit engendrer aucun désespoir. « L’absurde ne délivre pas, il lie. Il n’autorise pas tous les actes. Tout est permis ne signifie pas que rien n’est défendu(11). » Camus le reconnaît, la tentation peut être grande, puisque, d’une certaine façon, « le suicide est une solution à l’absurde(12) ». Cette solution reste pourtant intolérable : en résolvant l’absurde, elle dissout également la vie. Or, « cet état de l’absurde, il s’agit d’y vivre(13) ». Il faut l’assumer sans fuir et sans chercher de solution. En aucun cas l’absurde, essence même de la vie, ne peut entraîner sa négation. Au contraire, il doit même conduire à son exaltation : « Je tire ainsi de l’absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté et ma passion. Par le seul jeu de la conscience, je transforme en règle de vie ce qui était une invitation à la mort – et je refuse le suicide(14). »
Seule la mythologie grecque peut nous donner une idée de la voie pour supporter cette situation. Sisyphe incarne par excellence le héros absurde. Comme l’ouvrier sur une chaîne de production, ce « prolétaire des dieux(15) » est condamné à une tâche répétitive et inutile : pousser au sommet d’une montagne un bloc de pierre qui roule jusqu’en bas chaque fois qu’il est arrivé au faîte. Comme l’homme absurde, Sisyphe a défié les dieux (en révélant l’enlèvement d’Égine par Zeus), puis méprisé et déjoué la mort (en trompant Hadès et Thanatos). La passion de la vie lui a valu « ce supplice indicible où tout l’être s’emploie à ne rien achever(16) ». Sisyphe est l’emblème d’un homme dont le destin est de répéter sans cesse une tâche perpétuellement défaite et, partant, toujours à recommencer, sans espoir d’atteindre jamais son but.
Et pourtant, le héros absurde, quand il redescend chercher son rocher, prend conscience de son destin et l’accepte. Il acquiesce à cette répétition infinie et insensée : « La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris(17). » Stoïque, de ce destin il va même faire le terreau de son bonheur : « Le bonheur et l’absurde sont deux fils de la même terre(18). » C’est parce qu’il est libre et livré à lui-même, parce qu’il a conscience de sa condition et qu’il la surmonte, parce que son absence d’espérance ne verse pas dans le désespoir, parce que sa lucidité n’a d’égale que son courage, et qu’il s’est émancipé des dieux et de la peur de la mort pour vivre sa vie, qu’« il faut imaginer Sisyphe heureux » !
La conscience de l’absurdité de la vie délivre l’homme de toute illusion et l’affranchit des promesses de l’avenir. Ne plus vivre en fonction de buts, ne pas avoir de justifications à fournir, mais se consacrer pleinement au temps présent et « épuiser tout ce qui est donné(19) », tels sont les mots d’ordre de l’homme absurde. Éprouver la liberté que permet l’absurde est la seule façon de vivre cette condition. « L’une des seules positions philosophiques cohérentes, c’est la révolte(20) », va jusqu’à affirmer Camus. Dis-moi quelle est ta révolte, je te dirai qui tu es.
Qu’elle soit métaphysique, historique, ou artistique, la révolte n’accepte aucune fatalité. « Qu’est ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement(21). » Ainsi, le conquérant, le Don Juan ou le comédien sont des parangons de l’homme absurde. Chacun d’entre eux cherche à goûter au maximum les multiples possibilités qu’offre la vie. « L’homme absurde ne peut que tout épuiser, et s’épuiser(22). » Tout vouloir vivre, passionnément, intensément, pour venir à bout de l’absurdité. Aucun désespoir. La révolte est cette force de vie par laquelle l’homme transcende sa condition et la revendique, hors de tout détachement et de tout renoncement.
Tout n’est pas pour autant permis dans la révolte, en particulier l’utilisation de la violence contre des innocents. La pensée de Camus s’attache à défendre une révolte humaniste, où tous les moyens ne sont pas admissibles et légitimes : « La fin justifie les moyens ? Cela est possible. Mais qui justifiera la fin ? À cette question, que la pensée historique laisse pendante, la révolte répond : les moyens(23). » La révolte ne saurait être le ferment d’aucune haine. Au contraire, elle se fait au nom de la liberté, de la justice et de la solidarité entre les hommes. Même si elle a pu être historiquement dévoyée et utilisée afin de légitimer des atrocités, elle ne libère que des forces positives d’affirmation de l’homme. Elle s’incarne, par exemple, dans La Peste (1947), en la personne du docteur Rieux qui, confronté à la précarité, à la lâcheté et à la vanité des réactions humaines, ne se résigne pas à l’extension du Mal, reste solidaire des malades et lutte avec acharnement pour diminuer leurs souffrances, pariant sur l’homme et sur sa vigilance.
Entre l’absurde et la révolte, l’équilibre est toujours instable, la tension vive, et le paradoxe jamais bien loin pour celui qui déclarait : « Pessimiste quant à la destinée humaine, je suis optimiste quant à l’homme(24). » La vie toujours doit primer, et son exaltation révoltée renforce l’absurde. Comme le rappelle Camus : « Vivre, c’est faire vivre l’absurde(25). »
(1) Le Mythe de Sisyphe [1942], Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », p. 168.
(2) Essais, Paris, Gallimard, 1965, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1417.
(3) Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 76.
(4) Ibid., p. 46.
(5) Ibid., p. 39.
(6) Ibid., p. 75.
(7) Ibid.
(8) Ibid., p. 80
(9) Ibid., p. 62.
(10) Ibid., p. 17.
(11) Ibid., p. 96.
(12) Ibid., p. 21.
(13) Ibid., p. 62.
(14) Ibid., p. 90-91.
(15) Ibid., p 166.
(16) Ibid., p. 164.
(17) Ibid., p. 166.
(18) Ibid., p. 167.
(19) Ibid., p. 86.
(20) Ibid., p. 78.
(21) L’Homme révolté [1951], Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1998, p. 27.
(22) Ibid., p. 80.
(23) Ibid., p. 365.
(24) Essais, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 374.
(25) Le Mythe de Sisyphe, op. cit., p. 78.