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Il y a un ours qui rôde sur le campus. Je le sais. Je l’ai vu. Ce matin, je suis arrivé tôt à l’université. Quand je me suis levé, j’avais l’esprit tellement clair que j’ai eu tout de suite envie de me mettre au travail. Comme je ne peux pas travailler chez moi, j’ai vite fait de prendre mon petit déjeuner : un café et deux tranches de pain rôties tartinées de confiture de fraises. L’air du matin était ravigotant. Une fine brume flottait au-dessus de la rivière que le soleil printanier faisait scintiller. Je marchais d’un pas vif, souriant. Un pas souriant qui marquait le trottoir de ma bonne humeur. Les oiseaux gazouillaient, comme il se doit. Nous étions bien, le monde et moi. Une journée parfaite en perspective.

On aurait dit que l’ours m’attendait. Il était là au milieu du passage piétonnier entre la bibliothèque et le département des lettres françaises. Nous étions seuls, l’ours et moi. C’était un bel animal, une dense fourrure noire, de petits yeux pétillants, le museau humant l’air matinal. Il était maigre, sa peau collait à ses flancs. Il n’avait pas l’air tout à fait réveillé, peut-être sorti trop tôt de son sommeil hibernal. Je me demandais ce qu’il faisait là. Il pouvait bien se demander la même chose. Dans cet instant hors du temps quand la ville est encore endormie, nous étions des êtres anormaux, des extraterrestres, des extrahumains. Nous sommes restés longtemps à nous mesurer, figés l’un devant l’autre, intrigués par ce qui pouvait bien nous rassembler, dépouillés que nous étions de ce qui peut nous définir habituellement, lui, sa forêt et ses animaux, moi, mes étudiants et mes collègues. Il avait sûrement faim. J’ai pensé au mari de Diane Ursel, son «ours». Je ne crois pas à la réincarnation, à rien de toutes ces idées ésotériques, mais je suis sensible à la poésie. Cet ours pouvait être un symbole, un symbole de la nature sauvage qui vit toujours cachée au cœur de nos espaces urbains. Peut-être suis-je un symbole pour lui, aussi, le symbole de la chute de cet animal étrange à la pilosité déficiente, tombé de l’arbre, expulsé du paradis originel. Nous ne nous quittions pas des yeux. Je n’avais pas peur de lui. Ni lui de moi. Nous étions l’un pour l’autre une présence énigmatique. Puis, derrière moi, un vélo est arrivé. Le cycliste a actionné sa sonnette en freinant. Il a hurlé comme pour effrayer l’ours, faisant de grands gestes avec ses bras. Le charme rompu, l’ours m’a quitté, à la recherche d’un boisé dans lequel se réfugier. Le cycliste était fier de lui, sûr de m’avoir sauvé la vie. Je lui ai lancé un regard réprobateur, en secouant la tête. Il était jeune, les cheveux longs en bataille, habillé tout croche, des espadrilles multicolores, une tête d’artiste, le genre étudiant en théâtre qui a passé la nuit à travailler sur un décor. Je l’ai laissé sur son vélo sans le remercier. Il n’arrêtait pas de me parler, même si je ne voulais rien entendre. Mon silence l’exaspérait. Finalement, il s’est tu. J’aurais pu le tuer. Avant de déguerpir, il m’a lancé qu’il fallait prévenir la sécurité de l’université. Oui, un ours noir sur le campus, c’est dangereux. La nature est dangereuse.

Je repense à cet incident en regardant par la fenêtre de mon bureau. Je n’ai pas pu travailler de la matinée. Je devrais me préparer pour les cours que je dois donner en après-midi, mais ma tête n’y est pas. Je regarde ma montre pour voir le temps passer. La trotteuse court et tourne en rond sur le cadran. Moi, je tourne en rond dans l’espace rectangulaire de mon bureau. Je devrais dire dans le parallélépipède régulier qu’est mon bureau. Je suis dans un espace à trois dimensions, quatre si on ajoute le temps. On devrait ajouter le temps. Donc, quatre. Je tourne en rond dans l’espace-temps de mon bureau, emporté par la planète qui tourne sur elle-même en tournant autour du Soleil, qui tourne… Oui, tout tourne et le temps naît de ces mouvements rotatifs. Je retourne en arrière dans ma tête. Dans mon temps personnel, je retourne à une époque lointaine quand les ours noirs peuplaient mes jours et mes nuits. Oui, j’ai connu les espaces sauvages, les forêts sombres difficiles à traverser. Jadis, dans l’enfance. Il y avait cet ours que j’ai croisé lors d’une cavale dans les bois. Oui, cavale, car je fuyais. Je fuis tout le temps. Je fuis toujours. Je voudrais échapper à quelque chose, ce quelque chose qui cherche à m’enfermer dans une définition. Qui suis-je? La question m’a fait fuir quand j’avais treize ans. Fuir, fuir, courir, pour échapper au temps, à l’espace-temps, au monde. M’enfouir dans les bois, disparaître dans la nature. Je cours. Je cours. Je cours et je tombe. La forêt me fait trébucher. L’ours est là, énorme, noir. Je crois que je vais mourir de peur. Je ne bouge pas. La bête s’approche de moi. Je ne bouge pas. Je ferme les yeux. J’essaie d’arrêter de respirer. Je sens le museau de l’ours tout près de mon visage. Son souffle chaud sur moi me glace. Je ne bouge pas. Il grogne. Puis, il met une patte sur mon dos. Il me secoue. Je reste mort. Il me secoue encore. Je suis mort. Il grogne une dernière fois avant de disparaître dans la verdure noire du bois. Je suis blanc de sueur froide. Je reviens à la vie, avec des parties de moi mortes dans l’instant. Des parties de moi mortes… Je regarde ma montre. Je retrouve la trotteuse. Je suis revenu. Une étudiante frappe à ma porte.

Elle ouvre, mais elle n’entre pas. Elle reste là dans l’embrasure de la porte, dans les bras de la porte. Elle ne bouge pas. Je ne sais trop pourquoi. Un sac en bandoulière blanc sur ses vêtements noirs la fend en deux, séparant son corps de sa tête. Je pense à Descartes et à son dualisme. Je pense aussi à ma voisine dans l’appartement en face de chez moi, la peintre. C’est la pose de l’étudiante dans l’embrasure de la porte qui fait penser à un tableau qui me fait penser à la peintre que j’épie toujours. Oui, je ne peux m’empêcher de jeter un coup d’œil. Sa fenêtre m’attire. Tous les jours, je dois regarder, le matin, le midi, le soir, la nuit. Chaque fois que j’entre chez moi ou que je pénètre dans mon salon, je suis porté vers la porte-fenêtre, vers le balcon. L’étudiante parle, mais je n’entends pas ce qu’elle me dit. On dirait qu’elle parle au ralenti, comme si nous n’étions pas dans le même temps. Je me suis glissé entre les secondes, entre les syllabes, pour entrer dans le souvenir de la peintre. Elle peint. J’ai l’impression qu’elle est en train de peindre l’étudiante dans l’embrasure de la porte. Mais ce n’est pas ça. C’est la scène d’hier soir. Hier soir, j’étais sur mon balcon. Il faisait presque nuit. Elle peignait à sa fenêtre. Puis, une femme est entrée, une belle femme très séduisante. J’ai vu les deux femmes se regarder longtemps, en silence, comme si elles se mesuraient l’une à l’autre, comme en duel. Elles se connaissaient. La femme s’est approchée de la peintre la main tendue. Il y avait un petit objet dans sa main, je crois qu’il s’agissait d’une clé. La peintre a repoussé la main ouverte. La clé est tombée sur le sol. La femme s’est approchée de la peintre pour poser une main sur son visage. Il devait y avoir des larmes sur la joue. Un geste pour sécher une tristesse. Puis, la main est tombée, la femme est repartie. La peintre s’est mise à peindre avec rage. Des coups de pinceau enragés sur la toile. J’avais l’impression que ces coups m’étaient destinés. Pour un instant, je suis cette toile violentée, ma chemise blanche barbouillée.

La voix de l’étudiante m’atteint finalement. Je lui dis d’entrer. Elle entre. Elle s’assoit. Elle n’arrête pas de parler. Je ne sais trop pourquoi elle est là. Avions-nous rendez-vous? Comment s’appelle-t-elle? Il y a un creux dans ma mémoire dans lequel est tombé son nom. Pourtant, je sais que je la connais bien. Elle est jolie et je me rappelle toujours du nom des jolies étudiantes. Mais celle-ci… Je la laisse parler, m’accrochant à ses paroles comme à des bouées de secours lancées dans une mer de confusion. Voilà, voilà. Je saisis. J’attrape les mots un à un. Je me hisse dans le réel réalisant, dans ce qui nous fait vivre dans le présent, oublieux du passé et anxieux du futur. Je suis là avec elle. Elle s’appelle Jasmine. Oui, c’est Jasmine. Nous avions rendez-vous. Elle conteste la note que je lui ai donnée sur son dernier travail. Voilà. Jasmine. Oui, oui. Je peux maintenant l’interrompre pour jouer mon rôle.