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J’ai hâte de partir. Les voyages m’excitent toujours. Mais je dois patienter. Je patiente à l’aéroport. J’attends l’appel de mon vol. Dans une heure, je serai dans l’avion qui m’amènera à Paris où je dois faire une communication sur mes plus récentes recherches. Pour passer le temps, je regarde le grouillement des passagers qui vont et viennent, pressés ou nonchalants, fatigués ou reposés, tristes ou heureux, anxieux. Tous ces gens qui se croisent sans se voir, c’est l’humanité. Ça bouge, ça grouille sans remarquer les autres, concentré sur soi, enfermé dans son petit monde. Moi, par contre, dans les aérogares, j’essaie de m’ouvrir à tout ce qui m’entoure, je cherche à entrer dans les secrets des gens. C’est un exercice comme un autre pour passer le temps. Des fois, je me dis que je devrais emporter avec moi une petite caméra vidéo et enregistrer tout ce que je vois, pour ensuite en faire un montage délirant sur lequel je collerais ma voix qui raconte les silences et les dialogues intérieurs de ces passagers devenus personnages de mon petit film sans prétention.

Je pense à la peintre. Je ne connais même pas son nom. Peut-être que je devrais chercher à le connaître, à la connaître. Elle est attirante. J’ai trouvé très difficile ce dernier mois sans elle. Un jour, je l’ai vue faire ses valises et partir. Puis, rien, pendant un long mois. Tous les jours, j’ai vérifié si elle était revenue. De jour en jour, son absence a creusé un trou en moi, un trou qui a pris la forme de son corps, un moule d’elle à l’intérieur de moi. Il est toujours là, ce moule de son absence, même si elle est revenue depuis. Son retour a été un grand moment de joie pour moi. J’ai crié, je crois, quand je l’ai aperçue à sa fenêtre, de retour devant son chevalet. Je voulais lui souhaiter la bienvenue. Mais ma joie naïve a été ternie par sa tristesse. Elle est revenue brisée, troublée de son voyage. Elle se cachait derrière un grand tableau. Ses gestes étaient lents, incertains. Elle tremblait. Elle se passait souvent les mains dans les cheveux, se prenant la tête, couvrant ses oreilles comme pour faire taire des voix intérieures qui la troublaient. Je pense à elle avec un pincement au cœur, une chaleur à travers mon corps. Elle m’excite. Un jour, je devrais traverser la rue, monter, frapper à sa porte, me présenter, la consoler, la prendre, lui faire l’amour, deux corps étrangers dans un désir étrange.

Je me lève pour marcher un peu car ces pensées ont éveillé en moi des sensations intimes que je ne souhaite pas laisser paraître. Quelqu’un pourrait m’épier comme j’épie les autres. Je marche vers la grande fenêtre qui donne sur les pistes, tournant le dos au grouillement humain de l’aéroport. Devant moi, les avions se déplacent lentement et en silence dans l’aire de manœuvre pour se rendre sur la piste ou pour s’amarrer aux passerelles qui mènent aux quais d’embarquement. Il y a une certaine beauté dans ce ballet mécanique.

Des arrivées, des départs. Des entrées et des sorties. Je suis comme cette aérogare. En moi, il y a un flot continu d’informations dans les deux sens, de l’information que j’emmagasine, que je traite, que j’utilise pour agir, que je renvoie dans des avions de papier, des pages de texte. Je suis une aérogare informationnelle. L’information me définit et ma définition change au gré du flot d’informations. Est-ce qu’il y a un moi réel, fondamental, essentiel? Le moi, le vrai moi, ne peut être dans ce flot informationnel changeant. Il ne peut être réellement que dans le corps qui sent, qui ressent, qui respire, qui meurt. Mon corps qui a enregistré l’absence de la peintre. Mon corps qui désire. Mon corps qui porte le matériel génétique, sa propre définition. Mon corps qui m’identifie. C’est mon corps que l’on décrit dans mon passeport. C’est mon corps qui fait de moi un citoyen de mon pays. Je suis la couleur de mes yeux, de mes cheveux. Je suis ma taille et mon poids. Je suis ma photo. Je suis mes empreintes digitales. Je suis les cônes et les bâtonnets de ma rétine. Je suis celui qu’on voit. Mon esprit n’est que la jonction des autres qui m’entourent, un ordinateur biologique qui fait le contact entre le monde et moi, mon corps, un flux d’information.

Dans la vitre, en regardant de plus près, j’arrive à discerner le reflet de mon visage, de mon corps, de mes mains. Le ballet des avions s’anime en arrière plan. Je suis sur un écran, projeté. Je me vois tel que je suis, le corps et l’esprit. Je pense aux frontières, aux passeports, aux visas. Je pense à mon pays. Je suis d’un pays double et j’ai appris à naviguer efficacement dans la dualité. Je passe du pays intérieur au grand pays sans problèmes, m’adaptant aux circonstances, adoptant la langue d’usage, passant inaperçu, franchissant les frontières culturelles sans hésitation. Mon corps est un écran dans ce pays double sur lequel les autres peuvent projeter leurs visions étroites et nationalistes. Je vis dans la région de la capitale nationale, un pied dans chaque nation, mon appartement en ville et ma future maison sur le bord de la rivière, des espaces intimes pour que le corps puisse se reposer, se nourrir, se garder à l’abri. Mon pays est impossible. Il n’est pas possible. Il est virtuel parce qu’il n’existe que dans l’esprit. Il n’existe que par ses frontières virtuelles. Mon pays est un je. Un je qui écrit et qui ne peut se définir que par ce qu’il écrit : constitution, lois, procès-verbaux, rapports annuels. Moi, je n’écris plus, plus vraiment. Ce que j’écris maintenant n’est plus une écriture du corps, ça vient de l’esprit et ça s’adresse à l’esprit : une écriture virtuelle, impossible, impuissante.

Je regarde mon corps dans la vitre et je voudrais refaire l’image soudainement. Soudainement, je reconnais dans cette réflexion des qualités, des signes, des codes qui me renvoient à ma mère. Je ressemble à ma mère en ce qui concerne les yeux, la forme du visage, du nez, des mains, là où ça compte, où ça définit le mieux le corps. Je revois ma mère malade. Elle est toujours à l’hôpital. Son médecin m’a appelé pour m’inciter à venir la voir. Je lui ai dit que je partais en voyage. Il m’a demandé de remettre ce voyage. Je lui ai dit que c’était impossible. Impossible. Je me détache de mon reflet dans la vitre. En me retournant, une jolie femme attire mon regard avide.