13

De retour, dans mon salon, entouré d’objets, la main dans le plâtre, je respire avec difficulté à travers un visage tuméfié. J’ai mal partout, mais je ne ressens rien à cause des calmants. Dans mon fauteuil de lecture, je ne lis pas, j’attends que ça passe. Mon voyage à Paris m’a laissé des souvenirs douloureux. J’aimerais bien en rire, mais je ne trouve pas ça drôle. Je ne peux même pas esquisser un sourire. J’ai dormi pendant deux jours dès mon retour. Maintenant, je peux me lever, je peux marcher, je pourrais sortir, mais je ne veux pas qu’on me voie dans cet état.

L’air au-dessus de la ville est jaune. On nous dit qu’il s’agit du smog, que le temps très chaud accentue le phénomène, que cette pollution vient des grandes villes de l’est des États-Unis. Je veux bien le croire. Les Américains sont responsables de mon inconfort physique. À Paris, je me suis fait prendre dans une manifestation anti américaine contre la guerre en Irak. Je n’étais pas partie prenante des discours enflammés, j’étais neutre, je n’étais qu’un touriste, je ne voulais pas être là. Mais j’étais sur le trottoir, le nez dans le plan de la ville de Paris, à chercher une adresse, quand la rue m’a happé, la foule de manifestants m’enserrant, m’entraînant malgré moi. Au début, j’ai offert une petite résistance polie, puis comprenant qu’il n’y avait rien à faire, j’ai suivi le groupe, timide, gêné, silencieux. J’ai pris mon mal en patience, tout en restant à l’affût d’une ouverture qui permettrait ma fuite. La foule était composée de gens de différents horizons, de différentes origines, avec une prépondérance arabe. Mon malaise a commencé à grandir lorsque des groupes de jeunes en périphérie de la manifestation se sont mis à crier plus fort que les autres, à faire plus de bruit, à renverser des poubelles, à bousculer des piétons, à frapper sur des voitures stationnées. Puis, il y a eu une première altercation entre des jeunes et un homme qui voulait sortir de sa voiture. Puis, des coups sont donnés, la violence se répand sur les trottoirs, des jeunes s’en prennent aux commerces qui affichent des publicités de compagnies américaines, s’en prennent à tout, laissant déferler librement leur frustration et leur rage. Il était temps pour moi de sortir de là. J’ai donc joué du coude pour me frayer un chemin oblique à travers la foule de plus en plus agitée. Je voulais m’éloigner des casseurs et je suis tombé sur les forces de l’ordre qui repoussaient les manifestants avec violence, matraques, boucliers, bottes, chevaux. J’étais terrifié. Je ne savais plus où aller. Je ne pensais plus. Je me suis approché d’un agent tout de noir vêtu, menaçant avec tout son attirail. Je voulais simplement lui expliquer que je n’étais pas avec eux, que j’étais un étranger. Le mot a mal sonné dans sa tête. Il m’a asséné plusieurs coups de matraque, me repoussant au sol pour ensuite me piétiner, lui et ses camarades. Je me suis mis en boule pour me protéger. Tout est devenu noir. Un cheval a marché sur ma main. J’ai crié. On m’a frappé de nouveau. Je suis resté là, inerte. J’ai perdu connaissance. Quand je me suis réveillé, j’étais à l’hôpital.

Je respire mal en me remémorant ces incidents. La qualité de l’air dans la ville n’est pas bonne. On respire du poison. La planète se meurt et nous continuons à nous agiter comme si de rien n’était. Depuis que nous savons que la Terre tourne sur elle-même autour du Soleil, nous avons abandonné nos responsabilités immémoriales envers la Terre. Depuis, la Terre tourne sans l’intervention de Dieu, sans nos prières, malgré nous, un simple phénomène physique. La Terre tourne et nous ne sommes responsables de rien. La Terre tourne et nous avons appris à maîtriser la vie et le monde physique pour tout transformer, transformer la chaleur en travail, transformer les champs en ville, transformer l’énergie, transformer les êtres, transformer le langage. Changer, tout change, tout doit changer. Par la révolte, par la révolution, par la guerre, par la technique, par la technologie, par la publicité, par la mode, par la littérature. Rien ne doit rester le même. Rien ne doit durer. Tout est jetable, transformable, possible. Je regarde ma montre et je me dis qu’il ne nous reste plus beaucoup de temps. Bientôt, nous aurons épuisé la planète. Plutôt, ce sera la planète qui nous aura épuisés. La Terre avalera ses enfants trop gourmands.

Ma mère est toujours à l’hôpital. Elle m’attend. Elle veut m’avaler avant de mourir, me prendre, m’engloutir, peut-être pour me susurrer à l’oreille un dernier message d’espoir : il y a la vie après la mort. Ma mère sera toujours là, entre le monde et moi, même après sa disparition, éternelle. J’irai manger un festin sur sa tombe.

Je me lève péniblement pour aller sur le balcon. J’ai besoin de voir la peintre. L’effort me coûte. Ça brûle dans mes poumons. Je pourrais cracher du feu, mais ma bouche s’est enferrée dans la douleur, elle reste fermée. Derrière mes yeux, le sang coule avec violence. Sur le balcon, l’air est encore plus terrible qu’à l’intérieur de mon appartement. Le soleil est de plomb. Derrière sa fenêtre, la peintre fixe un point dans ma direction. Je ne bouge pas. Elle semble très concentrée, un pinceau à la main. Je me dis qu’elle me voit sûrement, qu’elle se demande qui est cet homme qui la regarde ainsi. Elle laisse tomber le pinceau et disparaît. Elle m’a vu. Elle va appeler la police pour signaler un pervers qui l’épie. Elle a raison, je ne suis qu’un pervers, je tourne tout au mal, je ne suis pas du côté du bien, je suis du côté du renversement des valeurs. Je suis un homme de mon temps. Je suis un voyeur. Crevez-moi les yeux.

Soudainement, je vois la peintre sortir de son immeuble. Elle traverse la rue. Elle entre dans mon édifice. Ça y est. Elle va venir. Je rentre pour l’attendre.