16

Scène 15

(manquante)

Scène 16

(manquante)

Scène 17

(manquante)

Scène 18

(avortée)

Diane est toujours là, grande et forte au milieu de cette maison en reconstruction, une truelle de plâtrier à la main, des éclats de plâtre sur le visage. Elle vient d’appliquer la dernière couche de plâtre et elle admire le travail bien fait. Elle reste très longtemps dans cette position. Une goutte de sueur glisse sur sa joue, le long de son cou. Le soleil brille, aveuglant, à travers les fenêtres. Elle se laisse aller à suivre le rythme de sa respiration qui s’approfondit de plus en plus.

À quoi penses-tu, Diane Ursel? Pourquoi restes-tu ainsi immobile? J’essaie de planter des questions dans son esprit pour qu’elle prenne la parole, mais je reste à la surface de son être. Je vois les vêtements de travail salis. Je vois le visage neutre. Je vois le cou. Je vois les mains. Je devine le corps sous les vêtements. J’aimerais me glisser sous sa peau pour sentir ce qu’elle sent : la chaleur, la sueur, la fatigue, le mal dans le bas du dos, les douleurs aux épaules. Dis quelque chose, Diane Ursel. Parle.

Le silence grandit pour avaler toute la scène. L’action meurt dans l’œuf. Diane reste de marbre, souveraine dans son mutisme. Elle ne veut pas parler. Elle ne veut pas exister par un monologue. Elle comprend maintenant qu’elle est dans un roman. Elle est un personnage de roman, quelqu’un est en train de l’écrire.

Je suis en train de l’écrire. J’abandonne mon projet d’écriture dramatique. Je suis incapable de faire parler Diane Ursel, mon personnage de pièce de théâtre. J’admets ma défaite. Mais je ne veux pas abandonner mon personnage sur une page blanche. Alors, j’écris. Je continue à écrire comme si j’écrivais un roman sans dialogue.

Diane pense à ses trois fils, Fred, Lou et John. Elle pense à trois couleurs, rouge, bleu et jaune. Elle pense qu’elle n’a peut-être jamais eu de fils, que finalement ces trois êtres n’étaient que des aspects d’elle-même : le corps, la tête et le cœur. Elle pense qu’elle n’est pas réellement dans une maison en reconstruction, mais dans l’histoire de sa vie qu’elle tente de se raconter. Elle pense qu’elle est en train de devenir folle.

Je suis folle avec elle. Je suis dans sa folie comme elle est dans la mienne. Diane Ursel, c’est moi, c’est moi qui écris, c’est moi qui cherche par l’écriture à me dire. Je suis seule sur la page blanche de mon écran d’ordinateur et j’ai peur.

Diane a peur de faire un pas. Elle a peur d’avancer. Elle a peur que cette maison s’effondre sur elle. Elle a peur de perdre ses fils chéris, car elle les chérissait, ses beaux garçons. Elle les revoit dans son esprit. Leurs visages apparaissent et disparaissent au gré de sa respiration. Elle respire de plus en plus rapidement. Elle pleure.

Je pleure de honte devant mon incapacité à rester en dehors de cette histoire que je tente d’inventer pour me consoler. J’aimerais tendre la main vers Diane, traverser l’écran pour la rejoindre dans cet espace-temps de mots. Malheureusement, les dictionnaires, les livres tout autour de moi ne me sont d’aucun secours.

Diane ferme les yeux comme pour rester en elle-même. Elle ferme les yeux pour mieux plonger au cœur de son être. Elle retrouve ses fils en fragments de souvenirs déconnectés, des bouts de film au ralenti ou en accéléré, des photos déchirées, des enregistrements pleins de parasites sonores. Elle lutte comme elle peut contre tout ce qui embrouille sa mémoire. « Fred, Lou et John.» Elle répète leurs noms comme pour les appeler. «Fred, Lou et John.» Elle les appelle pour continuer à exister. «Fred, Lou et John.» Ils ne viennent pas. Quelque chose est brisé. Le mécanisme ne fonctionne plus. Il n’y a en elle qu’une mer agitée, des vagues énormes qui se fracassent contre des rochers, qui érodent les côtes de ses continents intérieurs.

Je me ronge les ongles dans l’attente, emportée à mon tour dans la tourmente de mon personnage. Un bruit vient rompre le silence troublant.

Un bruit sourd qui peu à peu se fait entendre. Un grognement répété. Il y a un ours dans la maison en reconstruction. Il se tient à quelques pas de Diane qui a ouvert les yeux maintenant, arrachée à sa rêverie par le bruit de la bête. L’ours grogne toujours, montrant ses grandes dents dans sa gueule béante. Diane expire bruyamment pour maîtriser sa peur. L’animal secoue sa tête de gauche à droite sans s’approcher. Puis, il se met en marche autour de Diane, le museau reniflant l’air, cherchant son odeur. Diane ne le quitte pas des yeux. L’ours continue de faire des cercles autour d’elle. Les grognements deviennent de plus en plus forts. Diane laisse tomber la truelle de plâtrier. L’ours arrête sa marche. Il se met debout sur deux pattes et pousse un ultime grognement. Diane ne bouge plus. L’ours se rue sur elle, la plaquant au sol. La face de l’ours est à quelques centimètres du visage de Diane. L’ours est sur elle. Elle ne peut pas bouger. Diane voudrait s’évanouir, mais elle reste alerte. Quand ses yeux rencontrent finalement les yeux de l’ours, elle sait. L’ours, aussi, sait. Ils savent qu’ils sont des figures, des représentations. Il n’est pas un ours, il est une image de son défunt mari. La femme met ses bras autour de la bête. Le sang gicle partout.

C’est ainsi que je fais mourir Diane Ursel, tuée par un ours qu’elle a pris pour son mari. Je m’en veux de la faire disparaître ainsi, d’une manière si absurde. Je voulais qu’elle vive, mais finalement je voulais plus la voir mourir, tout au moins dans mon histoire. Dans la vraie vie, elle vit toujours, sans exprimer de remords, toujours au travail, insensible à la tragédie que nous avons vécue. C’est cela qui m’intrigue chez elle. C’est une femme extraordinaire. Moi, je n’ai pas sa force. Elle va compléter la maison de Philippe Pierre. Moi, je n’aurai pas réussi à écrire ma pièce de théâtre.