17

Scène 19

(pas écrite)

Diane travaille toujours dans la maison de Philippe. Moi, j’ai fermé l’ordinateur. Je suis sortie me promener. Ça faisait un mois que j’étais enfermée dans ma pièce de théâtre, refusant de sortir de la maison, sauf pour faire quelques courses nécessaires, m’obstinant à lutter contre les mots et l’inertie de mes personnages. Il faisait bon, maintenant, après la défaite, de goûter à l’air frais de l’automne, de voir les feuillages foudroyants de couleurs intenses dans la lumière vive d’un soleil équinoxial. Je marchais sans but précis, errant dans la ville, loin des boulevards, dans les rues tranquilles des quartiers résidentiels. J’essayais de ne pas penser. Je saluais les gens que je croisais avec beaucoup d’attention, en les regardant droit dans les yeux; plusieurs baissaient la tête ou détournaient leur regard, craignant que je ne les sollicite pour une aumône ou une conversation incongrue, voire déplacée. Pourtant, j’étais sereine, heureuse. Peut-être que je souriais trop.

Mes pieds m’ont menée dans un parc qui longe la rivière. J’ai emprunté la voie pédestre, évitant de justesse un cycliste qui faisait la course contre lui-même. Je l’ai regardé filer, admirative devant la puissance de ses jambes, l’élégance de sa posture, les courbes sensuelles de son corps. Il m’a emportée ainsi pendant un certain temps, jusqu’à ce qu’il disparaisse au loin, dans un boisé. J’aurais voulu avoir sa vitesse, sa forme physique. Après ce mois d’inactivité, je me sentais brisée physiquement, mes muscles étaient raides, ankylosés. J’ai repris ma marche en accélérant le pas, en levant les coudes et en balançant les bras à la manière d’une athlète qui s’entraîne. Sur la rivière, des rameurs faisaient avancer leur chaloupe, des couples se laissaient bercer par les vagues dans des pédalos. Devant moi, des hommes et des femmes faisaient du jogging, des mamans promenaient leurs enfants. Je me sentais vivante.

À un certain point du sentier pédestre, le parc s’ouvre sur un grand espace parsemé d’arbres et de bancs. C’est à cet endroit que je l’ai aperçu. Il était assis sur un banc. Il regardait une femme assise plus loin, au pied d’un arbre, qui griffonnait quelque chose dans un cahier. C’était bien lui. Je l’avais entrevu à quelques reprises, mais nous ne nous connaissions pas. En l’apercevant, j’ai arrêté de marcher. Au début, je voulais m’assurer que mes yeux ne me trompaient pas. Après, j’ai hésité avant d’agir. J’aurais pu continuer mon chemin, marcher jusqu’à ce que la fatigue m’arrête. Plutôt, j’ai décidé de le rencontrer.

— Bonjour. Vous êtes bien Philippe Pierre?

Sans attendre d’invitation, je me suis assise à côté de lui sur le banc. Je fixais ses yeux qui restaient collés sur la femme qui griffonnait dans un cahier. Il a hoché de la tête comme pour reconnaître ma présence et confirmer son identité.

— Je m’appelle Élodie. Vous ne me connaissez pas, mais, moi, je vous connais.

Il restait de marbre. On aurait dit qu’il n’était pas tout à fait là.

— Je suis… J’étais l’amie de John, le fils cadet de Diane Ursel.

Cette fois, il s’est tourné pour me regarder. Il y avait une tristesse dans ses yeux qui m’a choquée. Son visage était éteint et je comprenais ce qu’il vivait sans savoir ce que c’était. Je reconnaissais cette tristesse, qui est une déchirure dans l’âme.

— J’écris des pièces de théâtre. Enfin, j’écrivais. Jusqu’à ce matin. Je n’écrirai plus, je crois. Pas du théâtre, en tout cas. Je n’arrive plus à faire parler les personnages.

J’ai attendu un moment pour lui laisser le temps de placer un mot. Il est resté muet, comme enfermé dans sa tristesse. J’aurais voulu mettre ma main sur son épaule comme le début d’une tentative de consolation. Mais je ne voulais pas le toucher. Alors, j’ai repris la parole.

— Vous étiez dans ma pièce, dans ce texte avorté qui ne sera jamais une pièce de théâtre. Vous étiez un personnage. Au début de l’écriture, je vous sentais bien. Je pouvais me glisser dans votre peau et parler pour vous, à travers vous. Les mots venaient facilement. Puis, peu à peu, j’ai perdu cette faculté. Je voulais écrire la tragédie de Diane et de ses fils, le drame de John et Fred. Il y avait tant de peine en moi. Les émotions devaient sortir de moi. Je voulais leur donner une forme sur le papier. Je croyais que je pouvais maîtriser ma peine ainsi. J’aimais John. Qu’est-ce que ça veut dire aimer? Ça veut dire être liée à quelqu’un, profondément liée, sentir l’autre en soi, dans son corps, sentir une trépidation à la surface de la peau en pensant à lui, sentir une chaleur dans le ventre quand il est là, le prendre tout entier dans ses yeux, rire, sourire, pleurer de joie. La mort de John a été comme une lame de rasoir froide qu’on a glissée sur ma peau pour me détacher de lui, de moi aussi. Après l’enterrement, je n’ai pas voulu de bras consolants ni de drogues calmantes, je suis restée nue dans ma souffrance et j’ai ouvert mon ordinateur.

— Je n’écris plus.

Les mots sont sortis de lui comme malgré lui, un à un, comme une phrase épelée, en syllabes détachées. Je me suis dit que j’étais peut-être au même point: à la fin de l’écriture.