Liberté de Nabokov
Rien de plus électrique et frais à lire, ces temps-ci, que le recueil réédité des entretiens de Vladimir Nabokov, Parti pris1. Nabokov, qui ne craignait pas de dire de lui-même : « Je pense comme un génie, j'écris comme un auteur distingué et je parle comme un enfant », écrivait toujours ses réponses (qu'il posait souvent lui-même) sur le ton de la conversation à bâtons rompus, avec une désinvolture et une insolence constantes. Les grands écrivains sont naturellement mégalomanes, on le sait, d'où leur intérêt, puisqu'ils ne font qu'amplifier, en couleurs, un phénomène courant chez chaque être humain hypocrite (d'où le gris général). Il faut se méfier des papillons comme Nabokov : ce sont eux qui finissent par vous épingler, en disant la vérité que personne ne souhaite entendre. Méfions-nous d'eux, dissuadons-les et, si c'est possible, interdisons-les. Regardez ça :
« Un écrivain créatif doit étudier avec soin les œuvres de ses rivaux, y compris celles du Tout-Puissant. Il doit posséder la faculté innée non seulement de restructurer mais de re-créer un monde particulier. […] L'art n'est jamais simple. Quand j'étais professeur, je donnais automatiquement une mauvaise note à l'étudiant qui utilisait cette expression affreuse “simple et sincère” – “Flaubert écrit dans un style qui est toujours simple et sincère” – en pensant ainsi faire le plus grand compliment possible à un écrivain ou un poète. Quand je barrais l'expression, ce que je faisais avec une telle rage dans mon crayon que le papier se déchirait, l'étudiant venait se plaindre en disant que c'était ce que ses professeurs lui avaient toujours appris : “L'art est simple, l'art est sincère.” Il faudrait qu'un jour je remonte à la source de cette vulgaire absurdité. Une maîtresse d'école bornée de l'Ohio ? Un âne progressiste de New York ? Parce que, bien sûr, quand il atteint des sommets, l'art est fantastiquement trompeur et complexe. »
Et ça (en 1965) : « La mentalité primitive et banale d'une politique imposée par la force – comme de toute politique d'ailleurs – ne peut produire qu'un art primitif et banal. Cela est particulièrement vrai de la littérature “social-réaliste” et “prolétarienne” encouragée par l'État policier soviétique. Les babouins chaussés de bottes ont peu à peu exterminé les auteurs qui avaient réellement du talent, les individus hors du commun, les génies fragiles […]. Les tyrans et les tortionnaires ne parviendront jamais à dissimuler leurs faux pas comiques derrière des acrobaties cosmiques. Quand je lis les poèmes de Mandelstam composés sous le régime maudit de ces brutes, j'éprouve un sentiment de honte impuissante en me voyant si libre de vivre, de penser, d'écrire et de parler dans la partie libre de notre monde. Ce sont les seuls moments où la liberté est amère. »
24/10/1999