Digestion

Vingt milliards, trente milliards, quarante, cinquante ? La Roue de la fortune hésite, bégaie. L'État est riche, l'individu est pauvre. L'individu doit se réjouir que l'État soit riche et diminue ses déficits. L'individu est toujours trop individualiste. On le lui répète beaucoup ces temps-ci. Ce moi est haïssable. Ne dites pas « Je », pensez « nous ». L'État, c'est nous. Le plus froid des monstres froids est au service de l'argent qui, comme dit Hegel, est « la vie mouvante en elle-même de ce qui est mort ».

On s'indigne bien haut de la course aux profits, mais le cirque de la dévastation n'est pas près de finir. Après l'Atlantique au fioul, voici le Danube au cyanure. La langue de porc me paraît douteuse. La rillette ne me dit rien qui vaille, le saumon fumé non plus. Ce poisson ne vient-il pas du Danube ? N'aurons-nous pas, bientôt, Dieu sait comment, le spectacle désolant d'une Seine à la strychnine ? D'un Rhône à la mort-aux-rats ? Certes, les marchés financiers veillent, il ne faudra pas dépasser les doses prescrites. Mais tout de même, je suis inquiet.

M. et Mme Davos ont donné un cocktail splendide pour célébrer leurs nouveaux ordinateurs interactifs et, comme le dit le slogan affiché ces jours-ci sur les murs de Paris : « Être interactif ou ne plus être. » Voilà ce qui s'appelle relooker Hamlet. Des banques n'hésitent pas à proposer l'image attrayante de Marx fumant un gros cigare, de Mao avec un chapeau melon, très content de lui, très « City ». M. et Mme Davos ont déploré que quelques énergumènes, dehors, cassent un McDonald's. Heureusement, les photographes étaient là. On a proposé aux manifestants de venir prendre à l'intérieur une coupe de champagne. Rien à faire, ils ont refusé. Ces gens sont butés, les meneurs étaient d'ailleurs déjà à Seattle. Allons, ce n'est pas grave, eux aussi seront digérés. Des émeutes racistes en Espagne ? Dominique Voynet légèrement mazoutée ? Le programme de Cohn-Bendit ? La célébration du martyre de Giordano Bruno à Rome ? Digestion, digestion.

27/02/2000