Clemenceau et Monet

En ces temps de grande misère mentale à peine dissimulée sous des flots de richesses, à notre époque, donc, où, comme le constate Le Monde, « l'art est devenu un réservoir de sens publicitaire » et où « la souffrance elle-même sert d'argument de vente », rien de plus stimulant que de lire la réédition du livre de Clemenceau sur Monet10. Prodige : un homme politique a pour ami un des plus grands peintres vivants, il l'admire et le défend sans cesse contre la bêtise ambiante. On a préféré oublier, bien sûr, les insultes dont les impressionnistes ont été l'objet. « Peinture vague et brutale, négation du beau comme du vrai », « aliénés atteints de la folie de l'ambition », « malades menteurs », etc. Le Figaro, sous la plume d'un certain Wolff, se déchaîne. Un inspecteur des Beaux-Arts écrit en 1877 : « MM. Claude Monet et Cézanne, heureux de se produire, ont exposé, le premier trente toiles, le second quatorze. Il faut les avoir vues pour s'imaginer ce qu'elles sont. Elles provoquent le rire et sont lamentables. Elles dénoncent la plus profonde ignorance du dessin, de la composition, du coloris. Quand des enfants s'amusent avec du papier et de la couleur, ils font mieux. » Ce n'est pas encore le temps de l'aquarelliste Hitler ou du commissaire Jdanov, mais on y va.

Clemenceau, lui, parle avec passion de son ami, de ses Meules, de ses Cathédrales, de ses Nymphéas. Il est un jour avec Monet au Louvre, il constate qu'on ne peut pas voir Un enterrement à Ornans, de Courbet, et dit qu'il emporterait volontiers ce tableau. Monet lui répond qu'il partirait, lui, tout de suite avec L'Embarquement pour Cythère. Commentaire de Clemenceau : « Ainsi, voilà le chef de l'école dénoncé avec tant de virulence par la critique officielle comme le négateur de l'art, qui se classe, avant tout, parmi les fidèles de la lumière éthérée de Watteau, qu'il rejoint en souriant, sous des torrents d'injures. Nous découvrons aujourd'hui qu'il avait des raisons fondamentales pour cela. »

28/05/2000