Molière
Le lecteur ou la lectrice ne m'en voudront pas de leur remettre sous les yeux un auteur moderne. Le voici, c'est l'avare, Harpagon qui parle : « Au voleur ! Au voleur ! À l'assassin ! Au meurtrier ! Justice, juste Ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné, on m'a coupé la gorge, on m'a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu'est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N'est-il point là ? N'est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. Rends-moi mon argent, coquin… (Il se prend lui-même le bras.) Ah ! c'est moi. Mon esprit est troublé, et j'ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas ! mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami ! on m'a privé de toi ; et puisque tu m'es enlevé, j'ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour moi, et je n'ai plus que faire au monde, sans toi, il m'est impossible de vivre. C'en est fait, je n'en puis plus ; je me meurs, je suis mort, je suis enterré. »
Voilà l'homme à la cassette : Cassetto, ergo sum. Il n'y a plus d'autre cogito. Descartes et Pascal ont dit à la même époque des choses fondamentales, mais Molière aussi, et peut-être davantage. Voyez : « De grâce, si l'on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l'on m'en dise. N'est-il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous verrez qu'ils ont part sans doute au vol que l'on m'a fait. Allons vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des potences et des bourreaux. Je veux faire pendre tout le monde ; et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après. »
L'argent roi, c'est Ubu roi. Et, désormais, le spectacle est permanent, chaque jour a son cinéma. Demain, une autre cassette ? Peut-être est-on en train de la tourner quelque part. Un des otages de Jolo, aux Philippines, a eu, après sa libération, un mot profond : « On se serait cru dans un film. » Mais oui, la réalité, même la plus pénible, est un film, rien d'autre. Pourquoi aller voter ? Le film est déjà tourné. Il n'en va pas de même partout : ainsi, les Serbes ont envie de changer de programme, leur Milosevic ne passe plus la rampe, on l'acclamait, on le hue. Ils ont envie de changer de cassettes, l'Europe leur en promet plein de meilleure qualité, ils se rendent aux urnes, on les félicite. Personne ne regrettera le vieux salaud de Belgrade, sauf quelques nostalgiques du noir et blanc.
01/10/2000