Nobel Chinois
Il a fallu presque un siècle pour que le Prix Nobel de littérature s'aperçoive de l'existence de la Chine. Gloire, par conséquent, à Gao Xingjian, jusque-là obscur habitant de Bagnolet. Il était là, dans une tour, ce Chinois traducteur des surréalistes et de Beckett, cet écrivain en exil, auteur de La Montagne de l'âme et du Livre d'un homme seul16. Il raconte des choses étonnantes : « Je me souviens que mon professeur de français en Chine avait la nostalgie des cafés parisiens du temps de sa jeunesse. Il expliquait en classe ce qu'était un café parisien, en dessinant à la craie sur un tableau noir une série de souliers de femmes à talons hauts, pointus ou avec des lacets… À quinze ans, après avoir lu un recueil de nouvelles de Prosper Mérimée, j'ai fait un rêve. Je couchais avec une femme de marbre, belle et froide, une statue tombée dans les herbes d'un jardin abandonné, et je me perdais dans une liberté exubérante. C'est cette liberté-là, que l'on disait chez nous décadente, qui m'a conduit en France. »
Décadents de tous les pays, unissons-nous. Gao Xingjian est aussi un peintre issu de la grande tradition chinoise. Il cherche une profondeur qui ne vienne pas de l'observation de la réalité, mais qui soit visualisée de manière intérieure. Nul doute qu'il va aller voir, ces temps-ci, à Paris, l'exposition des natures mortes de Manet. « Natures mortes », quelle expression idiote. Manet, à la fin de sa vie, est au contraire entré en pleine nature vivante, et aucun Français, à vrai dire, n'aura été plus « chinois » que lui. La prune, le citron, le saumon, l'œillet, l'asperge, la rose dans un verre de champagne, c'est ici toute une pensée éblouie et affirmative qui défie la nuit du malheur. La « liberté exubérante » dont parle Gao Xingjian est évidemment érotique. Voilà ce que la censure ou l'autocensure ne parviendront jamais à détruire. Comme une bonne nouvelle n'arrive jamais seule, je viens d'apprendre que mon roman Femmes17 allait être enfin traduit en chinois. Il est temps que, sur ce terrain décisif, les échanges s'intensifient entre la France et la Chine. Mérimée n'était pas mal, mais on a fait mieux. Peu importe que l'on ne s'en rende compte que dans un siècle.
29/10/2000