Naître ou ne pas naître
Le récent arrêt de la Cour de cassation française indemnisant un enfant handicapé (dont la mère aurait avorté si elle avait su qu'elle avait la rubéole) fera date. Certains le critiquent déjà, craignant une dérive eugéniste et un trouble rampant dans les familles. N'importe, la question est posée, naître ou ne pas naître, to be or not to be ? La naissance, après tout, n'est-elle pas un préjudice en soi ? Ai-je demandé à naître ? Non. En suis-je content ? Ça dépend, ça se discute. Ne devrais-je pas porter plainte, après tout, pour être ainsi obligé à mourir ? Les motivations de mes géniteurs étaient-elles claires ? La société, avec sa pression constante de production et de reproduction, ne les a-t-elle pas influencés, poussés à une décision inconsidérée ? Vous me direz que je n'ai pas à me plaindre mais qu'en savez-vous ? Je ne suis pas vraiment riche, écrire est souvent assommant, l'époque est hallucinante, j'ai lu tous les livres, j'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans. Porter plainte, oui. Mais contre qui ? Mes parents sont morts, l'État est donc responsable. La République voulait d'une façon ou d'une autre que je fusse engendré. Elle a circonvenu ma mère, lui a fait miroiter l'éternelle tentation du serpent et me voilà contraint d'en payer les conséquences. Il me semble avoir droit à une indemnisation spéciale, d'autant plus que je voulais être pianiste virtuose, ce qui hélas est loin d'être le cas. Mon procès recueillera une sympathie sourde, je le pressens. Être né, en effet, doit plutôt s'appeler maintenant « non avorté » ou, plus élégamment, « non interrompu ». Aurais-je préféré rester dans le néant plutôt que d'être assigné à y entrer ? Rude question que les mères du monde entier ne se posent guère et c'est étrange. Lautréamont a dit : « Je ne connais pas d'autre grâce que celle d'être né. Un esprit impartial la trouve complète. » Suis-je assez impartial sur cette question ? Pas sûr. En tout cas, un syndicat des non-interrompus est pensable. Ils se plaindront sans cesse, et à juste titre, d'être nés dans un monde absurde, violent, insensé. Certes, on pourra leur prêcher la bonne parole. Par exemple l'Évangile de Jean qu'un philosophe, Bernard Pautrat, vient de brillamment préfacer et retraduire22. « La parole était la lumière, la vraie qui, venant au monde, éclaire tout homme, elle était dans le monde et le monde eut lieu à cause d'elle et le monde ne la reconnut pas. Elle vint chez elle et les siens ne la reçurent pas, mais à tous ceux qui la reçurent elle donna pouvoir de devenir enfants de dieu, à ceux qui croient en son nom et qui ne furent engendrés ni de sang, ni de désir de chair, ni de désir d'homme mais de dieu. » Ce dieu avec un d minuscule m'est sympathique, soudain. Il faut que j'y réfléchisse.
26/11/2000