Possédés

L'enfer est bruyant, médiocre, stéréotypé, bestial. Il a fallu des années avant que le magnifique film de Claude Lanzmann, Shoah, impose son silence. Il a fallu encore des années avant qu'on puisse regarder en face la torture systématique pratiquée par l'armée française en Algérie. Le crime contre l'humanité se pratique tous les jours, mais il est enfin possible de le nommer. Le XXe siècle, c'est d'abord cela : la révélation noire d'un crime contre l'humanité elle-même, la mise en place d'une véritable culture de mort. Autre prophète qui aurait beaucoup étonné Hugo : Dostoïevski. Lisons Les Possédés, et le programme de Chigaliov : « Il établit l'espionnage. Chez lui, tous les membres de la société s'épient mutuellement et sont tenus de rapporter tout ce qu'ils apprennent. Chacun appartient à tous, et tous appartiennent à chacun. Tous les hommes sont esclaves et égaux dans l'esclavage ; dans les cas extrêmes on a recours à la calomnie et au meurtre ; mais le principal, c'est que tous soient égaux. Avant tout, on abaisse le niveau de l'instruction, des sciences et des talents. Le niveau élevé n'est accessible qu'aux talents ; donc pas de talents. Les hommes de talent s'emparent toujours du pouvoir et deviennent des despotes. Ils ne peuvent pas faire autrement ; ils ont toujours fait plus de tort que de bien. Il faudra les bannir ou les mettre à mort. Cicéron aura la langue arrachée, Copernic aura les yeux crevés, Shakespeare sera lapidé. Les esclaves doivent être égaux. Sans despotisme, il n'y a jamais eu encore ni liberté ni égalité. Or l'égalité doit régner dans le troupeau. Voilà le chigaliovisme ! »

Tout cela est désormais loin de nous, dira-t-on, mais est-ce si sûr ? Le « chigaliovisme » a peut-être la vie plus dure que le totalitarisme connu, il est plus insidieux, plus coriace, c'est une tendance. « Pas de révolutions avec du mauvais style », disait Hugo. Mais on a vu le contraire, et Gao Xingjian a raison de redouter aussi bien la dictature du marché que celle de l'idéologie communiste. Le romantisme révolutionnaire de Mai 68 était, je peux en témoigner, une recherche de style. Bien entendu, il a fallu vite déchanter (la même aventure est arrivée au surréalisme). Il ne s'ensuit pas qu'il faille se résigner au spectacle social publicitaire.

Au fond, le XXe siècle peut se résumer ainsi : expériences de plus en plus poussées de la superfluité de la vie humaine débouchant sur le règne de la technique, où être, désormais, c'est être remplaçable en fonction du budget. La littérature et la politique sont donc solubles dans les affaires, ce qu'il fallait démontrer. La fin du XXe est ainsi une époque de catastrophes pas du tout naturelles : pollution massive, nourriture infectée, sida, tripotages génétiques. Comme envers positif de ce déferlement, on aura raison de citer le pas de l'homme sur la Lune, le développement des moyens de communication, le boom d'internet, les progrès de la médecine, le décryptage du génome humain, etc. La technique n'est pas forcément mauvaise. Tout dépend de qui est là.

31/12/2000