Vingtième siècle

Hannah Arendt a écrit un beau livre, Men in Dark Times, traduit en français par Vies politiques. « Hommes dans des temps sombres » est mieux. Il y est question de Walter Benjamin, de Jean XXIII, de Brecht, de Heidegger, et on voit bien en quoi ils étaient décalés par rapport aux tragédies de leur temps. En réalité, il est trop souvent question des hommes politiques ou des intellectuels. On sait que le procès de ces derniers bat sont plein : ils se sont toujours trompés, ils sont ridicules, d'ailleurs ils sont morts. Qui peut avoir intérêt à parler ainsi ? Quel nouveau « chigaliovisme » ? J'apprends ainsi, toutes les semaines, que je suis un « bouffon acrobate », un « clown contorsionniste », un « Milosevic des lettres » et autres amabilités du même genre. Tout se passe comme si je n'avais jamais écrit un seul livre. C'est votre faute, me répondra-t-on, on vous lit trop dans les journaux, on vous voit trop à la télévision.

Or ce que j'ai à dire sur le XXe siècle, et que je ne me lasse pas de répéter, c'est qu'il a été un grand siècle de création. Par principe, je ne cite que des écrivains ou des artistes. Ce siècle d'horreur a donc été aussi celui de Proust, de Kafka, de Joyce, de Stravinsky, de Picasso, de Faulkner, de Hemingway, de Virginia Woolf, de Céline, de Nabokov, de Borges, de Chaplin, de Hitchcock, de Louis Armstrong, de Charlie Parker, de Glenn Gould, des surréalistes, des Beatles, d'Élisabeth Schwarzkopf, des situationnistes, d'Artaud, de Genet, de Bataille, de Giacometti, de Matisse, de Karajan, de Mizoguchi, d'Eisenstein, de Billie Holiday, de tant d'autres. Un vrai paradis en plein enfer.

J'ouvre À la recherche du temps perdu, et tout s'éclaire de l'intérieur, les perceptions justes affluent, je rêve, je ris, j'observe les petites passions ambiantes, j'apprends que la mémoire est un continent enfoui, qu'un détail de prononciation en dit plus long qu'une proclamation abstraite. J'ouvre Le Procès, et c'est l'annonce du monde qui vient, sa lenteur, sa complication poisseuse, son soupçon présageant le pire. « Dieu ne veut pas que j'écrive, dit Kafka, mais moi, je dois. » Et Joyce : « L'Histoire est un cauchemar dont j'essaie de m'éveiller. » Voici donc le merveilleux Ulysse, sa grande liberté ironique, le monologue inoubliable de Molly Bloom.

Je veux entendre la musique du siècle ? Le Sacre du printemps m'annonce qu'une force nouvelle est en train de triompher du wagnérisme antérieur, mais je retrouve aussi une gaieté farouchement enfantine en écoutant Louis Armstrong. Comment une voix comme celle d'Élisabeth Schwarzkopf a-t-elle été possible ? On n'en sait rien, mais Mozart, du haut du ciel, la remercie. C'est le XXe siècle qui a découvert Mozart, c'est lui encore, dans les trente dernières années, qui nous aura restitué l'énorme phénomène « baroque » refoulé par le XIXe. Et voici Vivaldi, Bach, Haendel, Haydn, comme on ne les avait jamais entendus vraiment. Gloire aux musiciens et aux musiciennes, honneur d'un siècle sans honneur. Gloire à Harnoncourt, Gardiner, William Christie, Herreweghe, Martha Argerich, Cecilia Bartoli. Mais gloire aussi à Paul McCartney, dont je revoyais ces jours-ci, à Londres, le concert de 1990 : un garçon génial, voilà tout.

31/12/2000