Vieillards
Faut-il libérer Papon pour prouver que la vertu d'humanité est supérieure au crime ? Robert Badinter le pense, mais d'autres voix s'élèvent : le condamné n'a eu aucun geste de repentir, il n'a pas demandé pardon. Reste que ce vieillard est la mauvaise conscience de la France, dont on découvre peu à peu à quel point elle a été pétainiste et antisémite. J'avais été étonné, un soir, à la télévision, d'entendre Alain Robbe-Grillet, parlant d'un de ses livres de souvenirs, dire à plusieurs reprises « le Maréchal » s'agissant de Pétain. Comme ça, naturellement. Étant né dans une famille ni vichyste ni communiste, il m'a fallu des années pour comprendre que j'étais, en somme, un Français atypique, presque marginal. Aujourd'hui, Robbe-Grillet est, avec le Prix Nobel Claude Simon, le plus vieux nouveau romancier de France. Il fait des déclarations bizarres, mélangeant, dans une démonstration pour le moins confuse, les petites filles et les chambres à gaz. Il admoneste gentiment Renaud Camus (qu'il appelle « Renaud »). Au passage, il me crédite d'une « volonté de puissance démesurée », tout en me reconnaissant, c'est trop gentil, un « certain talent d'écrivain ».
Cependant, on n'a encore rien vu, et je recommande, dès maintenant, le passionnant Journal inutile (1968-1976), en deux volumes, de Paul Morand24. Morand, l'excellent écrivain Morand, n'en démord pas : il est resté fidèle au « Maréchal », il a aimé Laval, il déteste de Gaulle, il continue à dire « le juif X », « le juif Y », etc. On est tenté de refermer ces deux gros livres, mais trop tard, le talent agit, les portraits retiennent, les aphorismes se bousculent, les récits de voyages captivent, les notes de lectures (Saint-Simon, Montaigne, Stendhal) sont d'une acuité saisissante. Autant Robbe-Grillet est ennuyeux, autant Morand est amusant, rapide, transversal, hypercultivé, physiquement précis, très sensible, peu sentimental. « Je suis un ultra », dit-il.
Il a à ce moment-là quatre-vingts ans, et sauf son aveuglement maintenu (par orgueil ? par esprit indéracinable de vengeance ?), il a l'air d'en avoir quarante. Ce vieillard concentré est beaucoup plus jeune que tous ses suiveurs. « La méchanceté, la fureur : états extrêmement rares. Ce qu'on trouve, le tout-venant, c'est l'indifférence, la mélancolie, l'avarice, l'égoïsme ; des états passifs, à base de paresse et de peur. » En 1969 : « Les étudiants ont pris leurs désirs pour des réalités. Le reste de la nation prend les réalités pour ses désirs. D'où mon goût pour les étudiants, derniers poètes de l'action. » Le fond de sa pensée, peut-être, dans ce mot de Talleyrand : « Ne pas s'exposer à l'humiliation d'un pardon. » Morand, l'impardonnable. Il ne se renie pas, il aggrave son cas, il est un peu partout, en Suisse, en Italie, à l'Académie (dont il démonte à froid les embrouilles).
Tout le monde vient le voir, Déon, d'Ormesson, Nourissier, Modiano. Il trace un portrait merveilleux de Chaplin, un autre de Coco Chanel, un autre de Cocteau, un autre de son vieil ennemi Mauriac. Il se regarde vieillir sans trembler, avec un œil de médecin implacable. Sa grande admiration : Proust. Sa détestation : Gide. « Claudel avait tort de reprocher à Gide sa pédérastie : c'est la seule passion, l'unique chaleur de ce glaçon. » Beaucoup de femmes dans la vie de Morand, à commencer par la sienne, qu'il regarde, avec admiration, tenir bon devant la vieillesse. « On m'a appelé coureur ; je n'ai jamais couru ; elles m'ont couru après et je n'ai presque jamais dit non (deux ou trois fois). » De ce Journal, Morand dit à un moment : « Il n'intéressera personne, ne sera pas lu, desservira ma mémoire et n'expliquera rien même pas moi-même. » Il se trompait. On ne lui pardonnera rien, mais on le lira. C'est mieux que le contraire.
28/01/2001