Silence
On a tout dit sur le 11 septembre et les heures qui ont suivi. Des milliers de morts, une merveille architecturale détruite, le mot « kamikaze » répété sans arrêt sur fond de Pearl Harbor, le sentiment immédiat d'être entré dans une autre dimension du temps et de l'espace. Ici, justement, le mot « kamikaze » est trompeur, il n'atteint pas le cœur des ténèbres qui consiste à se suicider en emmenant n'importe qui dans la mort. Pas un mot, aucune revendication, l'acte nihiliste pur. Le diable a immédiatement surgi des décombres sous la forme illuminée de Ben Laden, faux Jésus souterrain au regard d'encre. Vous connaissez la suite, vous en entendez parler tous les jours, l'histoire ne fait que commencer, c'est la guerre.
Quand je vivais à New York, à la fin des années 1970 du dernier siècle, la seule présence bleutée ou scintillante du World Trade Center me rendait heureux. Je ne suis pas sûr de me sentir « américain », mais New-Yorkais, absolument. De tous les témoignages recueillis, c'est celui de l'architecte Rem Koolhaas qui me touche le plus : « Le miracle du World Trade Center était d'avoir échappé à tout environnement XIXe et de s'être affirmé comme résolument moderne, dans le sens baudelairien… C'était l'apothéose du concept de sublimation et d'abstraction. Le plus étonnant est que le bâtiment soit resté contemporain pendant trente ans. Identique. Complètement neuf. » Un véritable défi au temps, donc, sans rien de national ou de religieux, comme le prouve la diversité des victimes.
Cathédrale du commerce et de l'argent ? Sans doute, mais la drôle de guerre planétaire qui s'annonce est d'abord interbancaire : paradis fiscaux et judiciaires, enchevêtrement des comptes, opacité off-shore, coulisses de Londres et de l'Amérique elle-même, via l'Arabie Saoudite et retour. Qu'on me montre les sommes blanchies ou noircies depuis la guerre du Golfe, et je saurai peut-être (après des années de travail) qui a pu manipuler des candidats à l'assassinat suicidaire. Sur la psychologie de ces derniers, il faut citer Hans Magnus Enzensberger : « Leur triomphe consiste dans le fait qu'on ne peut ni les combattre ni les punir, puisqu'ils s'en chargent eux-mêmes. Quant à leur lointain donneur d'ordres, il attend lui aussi dans son bunker le moment de sa propre extinction : comme Elias Canetti l'avait déjà compris voici un demi-siècle, il se repaît de la seule idée que tous les autres, y compris ses partisans, auront si possible trouvé la mort avant lui. »
L'Amérique était censée mondialiser le monde ? La voici mondialisée à son tour. Mais ce qui se découvre alors n'est autre que la mondialisation du désir de mort, l'un des plus profonds de l'étrange nature humaine. Quand Freud a commencé à le dire, tout le monde a jugé qu'il exagérait, était trop pessimiste (c'était après la Première Guerre mondiale). On a vu la suite, puis on a préféré l'oublier. La revoici, sous une autre forme.
30/09/2001