Prestige
Voici un navire construit il y a vingt-six ans au Japon. Il a des propriétaires et des armateurs grecs ou libériens. Son pavillon est des Bahamas. Son équipage est gréco-philippino-roumain. Son courtier est russe et fait charger sa marchandise en Lettonie. Son remorqueur est chinois. Sa destination, en revanche, était incertaine : Singapour, ou peut-être la Turquie, ou bien Gibraltar. Résultat : fioul sur les côtes. Il s'appelle Prestige, un nom de parfum. Cela ne s'invente pas.
Pas plus qu'on n'invente ici l'explosion mondiale du sida. Trois millions de morts cette année. Quarante-deux millions de séropositifs. Quarante-cinq millions de nouveaux infectés en 2010. Progression fulgurante en Afrique australe, en Inde, en Russie, en Chine. Circuits de la drogue, tissus de la maladie. Que fait-on réellement pour freiner cela ? Pas grand-chose. En revanche, le transport solennel des restes d'Alexandre Dumas au Panthéon promet un joli spectacle. Une Marianne à cheval, des comédiens déguisés en mousquetaires (pourquoi pas en académiciens ?), des déclarations, des discours, tout ce qu'il faut pour oublier l'époque présente. D'un côté on évalue le nombre des prochains morts, de l'autre on commémore. Et l'écrivain dans tout ça ?
Relisons ce qu'écrivait Roland Barthes en 1979 : « Il est seul, abandonné des anciennes classes et des nouvelles. Sa chute est d'autant plus grave qu'il vit aujourd'hui dans une société où la solitude elle-même, en soi, est considérée comme une faute. Nous acceptons (c'est là notre coup de maître) les particularismes, mais non les singularités ; les types, mais non les individus. Nous créons (ruse géniale) des chœurs de particuliers, dotés d'une voix revendicatrice, criarde et inoffensive. Mais l'isolé absolu ? Celui qui n'est ni breton, ni corse, ni femme, ni homosexuel, ni fou, ni arabe, etc. ? Celui qui n'appartient même pas à une minorité ? La littérature est sa voix, qui, par un renversement “paradisiaque”, reprend superbement toutes les voix du monde, et les mêle dans une sorte de chant qui ne peut être entendu que si l'on se porte, pour l'écouter, très au loin, en avant, par-delà les écoles, les avant-gardes, les journaux et les conversations56. »
01/12/2002