Accélération
Vous ne savez plus très bien où vous êtes ? Moi non plus. Dans une chambre d'hôtel, en Italie, je regardais sur CNN un jeune marine américain en train d'encagouler la tête de la statue de Saddam Hussein, bannière étoilée dissolvant le bronze. À Turin, dans la rue, à presque tous les balcons étaient suspendus des drapeaux arc-en-ciel avec le mot pace. La guerre devait être interminable, elle était courte. C'était une catastrophe, un nouveau Vietnam, une erreur politique, morale, stratégique, une défaite pour le droit international, et c'était fini. Saddam avait disparu, Chirac aussi. On ne voyait plus à la télévision que Blair, Bush, Rumsfeld, Powell, et encore Bush, Blair, Powell, Rumsfeld. On disait Chirac réfugié à Moscou, chez l'humaniste Poutine. Heureusement, Villepin tournait. On le voyait passer de Damas au Caire, de Beyrouth à Riyad, et encore de Damas à Ankara. Ce n'était plus le poète flamboyant qui avait soulevé l'ONU, mais une sorte de Norpois résigné à la langue de bois courante, exemple : « L'esprit de dialogue, de concertation, d'ouverture, est indispensable si l'on veut regarder l'avenir. » Ou bien : « Il faut savoir prendre sa canne et son chapeau pour venir voir les pays confrontés à une situation difficile. » Que Villepin ne transporte ni canne ni chapeau n'a aucune importance, il y a des moments où il faut savoir avaler sa canne et son chapeau.
Sur CNN, pendant ce temps, un petit garçon très content tapait sur la tête de la statue de Saddam Hussein. Les hôpitaux étaient pleins de blessés, un médecin disait : « Trente blessés, ça va encore, mais cent blessés sans eau ni électricité, c'est la fin du monde. Enfin, il y a des moments de satisfaction, cette femme que je viens d'opérer, par exemple, et qui m'a dit “Longue vie à vos mains”. » Un autre petit garçon regardait droit dans la caméra et lançait : « Donne-moi de l'eau. » C'était brutal, irréfutable. Vous dites que c'est maintenant l'anarchie, le pillage, la destruction du musée de Bagdad ? Sans doute, mais les Kurdes, là-haut, n'ont pas l'air du tout gênés d'échapper aux Turcs. Et puis les langues se délient, on commence à parler des tortures pratiquées par la police du dictateur irakien, des exécutions de masse, des milliers et des milliers de disparus.
Quoi ? On n'a pas encore trouvé d'armes de destruction chimique ? Pas le moindre virus à l'horizon ? Le ministre des Affaires étrangères syrien, à côté de Villepin, se laisse aller, et compare Bush à Hitler ? « Tais-toi, crétin », pense Villepin qui, courtoisement, énonce que les situations ne sont pas comparables. Chirac, après deux mois de bouderie, se décide à avaler son téléphone et appelle Bush ? « Entretien professionnel », communique la Maison-Blanche. Bien, bien. Vais-je rester en Italie jusqu'à la bénédiction urbi et orbi du pape ? L'entendre répéter pace ? Il fait très beau, et comme je suis à Turin, je vais aller me recueillir près du Saint-Suaire, avec, en passant, une pensée pour Nietzsche qui est tombé dans les environs en essayant de protéger un cheval des coups furieux d'un cocher. Mais déjà, à Karbala, des hordes de pèlerins chiites, longtemps réprimés, convergent vers un tombeau sacré en se flagellant au sang. Des femmes en noir courent derrière eux, les voilà en transe.
27/04/2003