Modiano
C'est peut-être son meilleur livre, tout son art est là. Modiano, au fond, aurait pu être un excellent situationniste. La psycho-géographie et la dérive n'ont pas de secrets pour lui, les lieux les plus improbables se mettent à vivre à travers lui comme sous des passes magnétiques. Son narrateur est renversé par une voiture, une jeune femme était au volant, il va la chercher et finalement la trouver après une déambulation labyrinthique. C'est puissant comme du Nerval, minutieux comme du Kafka.
Il a beaucoup marché dans Paris, Modiano, c'est sa ville rêvée, hallucinée, dangereuse, fermée, aux identités toujours trompeuses et brumeuses. Accident nocturne80 est un grand roman policier, c'est-à-dire sourdement métaphysique. Et puis le style, quoi.
« C'était réconfortant de faire des projets. Elle m'avait pris le bras et j'imaginais, près de nous, tous ces poissons multicolores tournant derrière les vitres dans l'obscurité et le silence. Ma jambe était douloureuse et je boitais légèrement. Mais elle aussi, elle portait son éraflure sur le front. Je me suis demandé vers quel avenir nous allions. J'avais l'impression que nous avions déjà marché au même endroit, à la même heure, en d'autres temps. Je ne savais plus très bien où j'étais, le long de ces allées. Nous atteignions presque le sommet de la colline. Au-dessus de nous, la masse sombre de l'une des ailes du palais de Chaillot. Ou plutôt un grand hôtel d'une station de sports d'hiver de l'Engadine. Je n'avais jamais respiré un air si froid et si doux. Il me pénétrait les poumons d'une fraîcheur de velours. Oui, nous devions nous trouver à la montagne, en haute altitude. »
Pour les amateurs discrets, on laissera résonner le mot « Engadine », qui fait signe vers Nietzsche et son expérience de l'éternel retour (sujet évident du roman). Quel type étrange, ce Modiano, l'air de rien pour mieux observer, rien dans les mains, rien dans les poches, aigu, enveloppé, faussement perdu, musical. Les poissons multicolores, la jambe douloureuse, l'éraflure, les allées, le palais de Chaillot, l'air à la fraîcheur de velours, le temps qui revient : essayez de faire un paragraphe avec ça. Lentement. En silence.
28/09/2003