Beauvoir

Si vous n'avez qu'un livre à lire ces temps-ci, précipitez-vous sur la Correspondance croisée, 1937-1940, de Simone de Beauvoir et Jacques-Laurent Bost, présentée par Sylvie Le Bon de Beauvoir99. C'est très beau, très surprenant, passionnant. Beauvoir, c'est Mme de Sévigné au XXe siècle : elle écrit tout le temps, elle tient son journal, c'est une chroniqueuse précise, une philosophe en action, une amoureuse intrépide et stricte, une séductrice de femmes ou d'élèves filles, quelqu'un de très intelligent et de chaleureux, le contraire de la doctrinaire sectaire dont ses adversaires ont voulu propager l'image. Il y a Sartre et toujours Sartre, c'est entendu (« petit absolu »), mais aussi deux grandes passions nécessaires : Algren et Bost.

Les lettres à Nelson Algren100 avaient déjà étonné (« mon mari », « mon petit crocodile »). Mais il y a plus précoce, et tout aussi étourdissant : le « Tout cher petit Bost », le « Petit Bost bien-aimé ». Avec Beauvoir, les hommes sont toujours « petits », ce sont ses amants-enfants, elle est très sérieuse avec eux, mais aussi débordante de fantaisie et de tendresse. Au temps de Bost elle a trente ans, lui vingt et un. Il a été l'élève philosophique de Sartre (qui est en train de devenir célèbre avec La Nausée), elle est prof, elle écrit un roman. Ils commencent par marcher beaucoup ensemble en montagne, ils parlent à n'en plus finir, et, un soir, ils basculent ensemble dans une grange.

Beauvoir écrit ainsi à Sartre le 27 juillet 1938 : « Il m'est arrivé quelque chose d'extrêmement plaisant et à quoi je ne m'attendais pas en partant, c'est que j'ai couché avec le petit Bost voici trois jours, naturellement c'est moi qui le lui ai proposé. »

Ils vont rester clandestins toute leur vie (pour ne pas peiner la femme de Bost), et, ceci entraînant peut-être cela, il s'agit d'une passion continue, réciproque. Bost, qui est assez vite mobilisé, lui raconte sa vie de caserne, ses lectures, et puis : « Je vous serre dans mes bras et je vous embrasse de toutes mes forces. » Beauvoir, on ne s'en doutait pas à ce point, est beaucoup plus expansive : « Vous dormez en ce moment, petit Bost bien-aimé, et je peux bien imaginer comme vous êtes, tout entortillé dans le duvet avec un calme beau visage. »

Sartre n'est pas un amant très engagé, mais il pense très fort (atout érotique). Beauvoir, avec Bost, voit sa vie « transfigurée » : « Je suis heureuse avec une violence folle. » Les femmes n'aiment pas les hommes ? C'est le plus souvent malheureusement le cas, mais pas celui de Beauvoir : « Vous étiez charmant, mon amour, avec votre beau pull-over roulé, votre sourire. » Et encore : « Je voudrais qu'il fasse beau dimanche et qu'on aille faire une immense balade, et parler et parler avec vous à n'en plus finir. Je veux aussi vous embrasser bien fort et vous battre un peu. À samedi, très bien-aimé petit Bost, douceur de ma vie, joie de mon cœur. Je vous aime. Le Castor. » Et encore ceci, très « aristocratique » : « Je vous aime ; je ne vous développe pas comment : parce qu'à la longue vous vous lasseriez, mais je vous le dis tout net, je vous aime passionnément. »

Il y en a neuf cent quatre-vingt-deux pages comme ça (avec les réponses de Bost), pleines de notations précises et fines sur les lieux, les cafés, les personnages du temps. Étonnante et adorable Beauvoir : « Il y a pour moi tant de ressources dans le monde et en moi-même, qu'il me faut vraiment quelque chose d'horrible pour m'empêcher d'en jouir. » Elle dit qu'elle pourrait se tuer sans s'effrayer. « J'ai un fond de calme inébranlable. » Mais enfin, la guerre arrive, et la catastrophe : le plus étonnant est que ni elle ni Sartre ne voient rien venir. Sartre « a la tête très métaphysique, le monde ne cesse de fulgurer pour lui ». Au passage, ceci sur Raymond Aron : « Aron continue à être prodigieusement inquiet du destin de Sartre ; à chaque œuvre nouvelle, il hoche la tête, en disant : “C'est trop parfait”, je pense qu'à quatre-vingts ans, il s'inquiétera encore. »

25/04/2004