Rentrée littéraire
Sur ce sujet, on peut se contenter de relire La Littérature à l'estomac de Julien Gracq, notamment ceci : « Puisque j'en suis aux prix littéraires, et avec l'extrême méfiance que l'on doit mettre à solliciter son intervention dans les lieux publics, je me permets de signaler à la police, qui réprime en principe les attentats à la pudeur, qu'il est temps de mettre un terme au spectacle glaçant d'“écrivains” dressés de naissance sur leur train de derrière, et que des sadiques appâtent aujourd'hui au coin des rues avec n'importe quoi : une bouteille de vin, un camembert… »
Je tire cette citation du livre de Hubert Haddad, Julien Gracq, la forme d'une vie115. Il y a aussi ce beau passage sur Chateaubriand extrait de Préférences. « Il a eu la chance suprême : les chefs-d'œuvre donnés dans la vieillesse, où tout est philtre et sortilège : jours alcyoniens, concentration des sucs, limpidité, transparence des soleils d'octobre, et cette main parfaite qui, avant les premiers tremblements, sépare comme jamais la lumière de l'ombre. Les Mémoires n'ont jamais été plus jeunes : conjonction prodigieuse et solitaire d'une grande époque, d'un grand style et d'un grand format – la langue de la Vie de Rancé enfonce vers l'avenir une pointe plus mystérieuse : ses messages en morse, saccadés, déphasés, qui coupent la narration tout à trac comme s'ils étaient captés d'une autre planète, bégayent déjà des nouvelles de la contrée où va s'éveiller Rimbaud. Au lointain de toutes les avenues du parc romantique, au bord du miroir d'eau, il y a ce bel oiseau qui gonfle ses plumes. “Le cri d'un paon n'accroît pas davantage la solitude du jardin déserté” (Claudel). Nous lui devons presque tout. »
De là, tout naturellement, vous allez aux Semences du fabuleux Novalis116, par exemple à ce Monologue : « C'est vraiment une chose bien folle que de parler et d'écrire : le dialogue véritable est un simple jeu de mots. L'erreur la plus risible est seulement de s'étonner que des gens pensent parler à cause des choses mêmes. Précisément, la particularité de la langue, à savoir qu'elle ne s'occupe que d'elle-même, personne ne la connaît. C'est pourquoi la langue est un mystère si merveilleux et si fécond – et lorsque quelqu'un parle simplement pour parler, il exprime à cet instant les vérités les plus sacrées et les plus originales. »
Contrairement à tout réalisme ou naturalisme primaire et insubmersible, Novalis compare le langage aux mathématiques et note que « de là vient aussi la haine que tant de gens sérieux vouent au langage. Ils remarquent son espièglerie, mais ne remarquent pas que le bavardage méprisé est le côté infiniment sérieux de la langue ». Autrement dit : un certain don de jeu avec le langage vous fait aussitôt mépriser ou haïr par les gens « sérieux ». Mais il vaut mieux, quel que soit le prix à payer, ne pas être pris au sérieux.
26/09/2004