Disparus
Ma séance de photo avec Richard Avedon tenait de l'acrobatie psychique. Il dansait, grimaçait, reculait, avançait, essayait par tous les moyens de m'étourdir et de me déstabiliser, le tout avec une vivacité perçante, bref un art du combat martial. J'ai vécu ça, avec plus de 39 de fièvre, pour Égoïste, la superbe revue de Nicole Wisniak. Que cherchait Avedon ? La figure sous la figure, la défiguration qui restitue la figure, l'instant désarmé, inquiétant ou loufoque, de la marionnette humaine. D'où ses grands portraits (celui d'Ezra Pound est l'un des plus beaux). Dans la vie courante, même attitude : mobilité, rire, envolées sur place, regard partout. Très gai, très pessimiste, au-delà de tout. Excellent joueur.
Je revois Derrida, alors tout à fait inconnu, roulant en 2CV, raquette de tennis sur la banquette arrière. Pas du tout l'air d'un philosophe : beau, subtil, dissimulé, extraordinairement minutieux. Il venait de publier une préface étonnante à L'Origine de la géométrie de Husserl, en esquissant un parallèle entre Husserl et Joyce. On se rencontre, je lui propose d'écrire sur Artaud, ce qu'il fait dans la revue Tel Quel. Quelques années d'amitié s'ensuivent. L'un de ses grands textes, La Dissémination (qui donne son titre à un volume de lui), prend appui sur un de mes romans, Nombres. Le plus étonnant est que ce texte de Derrida est étudié un peu partout dans les universités (notamment aux États-Unis), alors que le livre qu'il commente n'est pas traduit en anglais (autrement dit n'existe pas).
On s'est brouillés ensuite, Derrida et moi, pour des raisons apparemment politiques. Il est devenu, comme beaucoup de mes amis de cette époque (Barthes, Foucault, Lacan), une vedette et une référence internationales. Il faudrait analyser de plus près l'effervescence et la créativité de cette époque, et surtout les passions privées qui la sous-tendaient. Je le ferai un jour. Ce n'est pas ce que croit la dévotion universitaire. L'université me fait en général mourir en 1968, on se demande pourquoi. Il est vrai que j'ai beaucoup déplu au Parti communiste et à la gauche, sans pour autant plaire à la droite. Voilà ce qui arrive à un écrivain qui poursuit son chemin seul, et qu'on ne peut donc ranger dans aucune case connue. Derrida, finalement, était triste. Il a beaucoup parlé de la mort.
31/10/2004