Une artiste
L'assassin est assez vite découvert, c'est une femme de trente-six ans, grande, jolie, blonde, du nom de Cécile Brossard. C'est une professionnelle de la prostitution de luxe, une Française escort girl, une virtuose des services sexuels spéciaux, maîtresse de Stern depuis un certain temps et possédant une clé de son appartement. Elle avoue sans trop de difficultés, en mettant en avant le crime passionnel. Son motif reste cependant obscur, et on peut se demander si elle n'a pas été elle-même manipulée dans cette effarante histoire.
Peu à peu, sa personnalité se dessine. On retrouve son père qui, dit-il, l'a élevée de façon raffinée : « La musique, la peinture, la littérature : ce sont les grandes valeurs que j'ai souhaité inculquer à Cécile. Elle a baigné dans l'art, la musique et les livres, en particulier Bach, Mozart ou Saint-Ex. » L'écrivain d'aujourd'hui se demande aussitôt ce que Saint-Exupéry vient faire à côté de Bach et de Mozart, il attendait plutôt Sade que Le Petit Prince.
Mais tout s'éclaire, Cécile, probablement fatiguée de travailler sur des corps vivants et pas toujours ragoûtants, c'est-à-dire de jouer sans fin dans un film sur les prospérités du vice, voulait passer à l'art, le vrai, la sculpture, la poésie, la sublimation épanouissante. Sous le nom d'artiste de « Cescils » (alors que son nom de code prostitutionnel était « Alice »), elle se met à sculpter, peut-être sous l'influence de Camille Claudel, des bronzes fortement érotisés, des corps entrelacés devenant arabesques. Elle les accompagne de poèmes exécrables et pseudo-surréalistes comme ceux-ci :
« Les seins pointus vers les lames de toi
Comme le couteau,
Aiguisée sur la courbe sensible de tes sens,
Aux essences nerveuses de tes désirs.
Exhaussés, abusants.
Rendue servile aux pays de tes lois. »
Ce poème, si on peut dire (un éditeur en refuse de ce genre une centaine par mois), s'appelle Abysse céleste. Vous préférez peut-être Consubstantielle :
« Tu as trop rempli mon âme de toi
Pour qu'elle puisse vivre sans toi.
Et mes cellules qui reconnaissent les tiennes
Comme les chiens leurs chiennes
Et moi tes chaînes. »
Tout cela est évidemment consternant. Que s'est-il passé ? Édouard Stern l'aurait paraît-il financée pour rechercher des œuvres d'art (notamment des Chagall), avant de lui couper les vivres, l'empêchant ainsi, peut-être, d'ouvrir une galerie pour y vendre ses bronzes et ses poèmes. L'a-t-il humiliée sur ce point sensible en pleine séance sado-maso ? Lui a-t-il lancé à la figure que ses bronzes et ses poèmes étaient de la merde ? C'est fort possible. C'est mon hypothèse. Il faut ici laisser la parole à Stendhal et à son mot si profond : « Le mauvais goût conduit au crime. »
Rien ne prouve que Stern avait du goût, c'est le moins que l'on puisse dire. C'est peut-être ce qui l'énervait au plus haut point et qui lui a fait rencontrer son destin. En tout cas, je ne connais pas de fait divers plus probant de l'intense misère actuelle sur fond de milliards. Le financier insatiable et la pute poétesse, voilà une image de ce que Heidegger appelait « les fonctionnaires enragés de leur propre médiocrité ». C'est horrible sans doute, mais c'est vrai.
27/03/2005