Pape I
Il faut s'y faire : dans une société mondiale de spectacle généralisé, l'Église catholique reste, et de loin, la meilleure entreprise. Impossible de faire mieux dans la représentation poussée à son comble : agonie d'un pape quasiment en direct, funérailles grandioses, beauté et rigueur du dispositif, cercueil de cyprès avec livre posé dessus et que le vent feuillette, princes de ce monde agenouillés et fascinés par le trou noir de la mort, foules bouleversées, notamment en Pologne, déluge d'images, avec, comme metteurs en scène, Michel-Ange et Bernin, deux artistes qui, entre nous, montent.
Je me revois à New York, en octobre 1978, dans le bureau d'un chairman d'une université américaine. Je téléphone à Paris, et j'apprends qu'un Polonais, Wojtyla, vient d'être élu pape, premier non-Italien depuis presque cinq siècles. Cette histoire, immédiatement, me passionne comme un roman. Je me tourne vers mon chairman tranquille et je lui fais part de la nouvelle. Il me regarde avec un air de légère commisération, et me dit : « So what ? » Et alors ? On a vu la suite.
Le soir même, sur CBS, je vois apparaître ce Jean-Paul II à l'air sportif, s'exprimant en très bon anglais. Décidément, il tranche sur ses prédécesseurs, très différent, donc, du pauvre Italien Jean-Paul Ier, mort dans des conditions mystérieuses. Il ne faut pas être un grand spécialiste de géopolitique pour deviner ce qui va se passer comme bras de fer entre ce Polonais et l'Union soviétique qui était encore, à cette époque, une puissance énorme. So what ? L'insurrection polonaise et, plus tard, la chute du mur de Berlin. Mais pas tout de suite : il faut d'abord passer par l'attentat de la place Saint-Pierre, deux balles de revolver dans le ventre de ce pape gênant.
Comme on l'a constaté avec stupeur, ce sportif réagit très vite : il va tourner autour de la planète à une vitesse d'enfer, rassembler des masses compactes, séduire la jeunesse, répéter sans arrêt ses apologies de la paix et des droits de l'homme. « N'ayez pas peur ! » Formule choc.
On vous a resservi tout ça à la télé et dans les magazines. Vous êtes saturé, c'est l'overdose, vous n'en pouvez plus. Votre conscience laïque est accablée, vous trouvez insensé qu'on mette les drapeaux en berne pour ce rocker de la foi défiant la seule religion qui vaille, c'est-à-dire la républicaine. C'est entendu, il s'est réconcilié, via une repentance suspecte, avec les juifs, mais vous le trouvez implacablement réactionnaire sur les sujets qui vous tiennent à cœur : la contraception, l'avortement, le préservatif antisida, le mariage des prêtres, l'ordination des femmes, le mariage homosexuel. Il n'a pas l'air de s'intéresser à la sexualité, et c'est bien là le scandale. Il a une passion fusionnelle pour la Vierge Marie (celle-là, alors), il ne se rend pas compte que le catholicisme favorise le vice, par exemple la masturbation ou la pédophilie.
Qui sait, d'ailleurs, si le catholicisme n'est pas, au fond, une école de perversion secrète dont on comprend qu'elle ait pu attirer des centaines et des centaines de peintres, de musiciens, de sculpteurs, d'architectes ou de poètes douteux. Baudelaire, par exemple, qui est allé jusqu'à dire : « Personne n'est plus catholique que le Diable. » Ou Joyce, ce redoutable élève des jésuites irlandais, qui, en réponse à une question lui demandant comment lui, incroyant, ne passait pas du catholicisme au protestantisme, disait : « Je n'ai aucune raison de quitter une absurdité cohérente pour une absurdité incohérente. » Et voilà comment un esprit tordu a pu accoucher du pornographique monologue de Molly Bloom dans Ulysse, sans parler de ce livre illisible, Finnegans Wake, loué, en son temps, par L'Osservatore Romano.
30/04/2005