Le feu d'Héraclite

Clausewitz a connu les champs de bataille, la mitraille, les boulets, la mêlée sanglante des combats rapprochés. Il a réfléchi et pensé au milieu du feu. Plus près de nous, Erwin Chargaff, un biologiste à qui on doit une percée décisive dans la découverte de l'ADN, écrit ceci dans ses Mémoires étonnants173 : « Ma vie a été marquée par deux découvertes scientifiques inquiétantes, la fission de l'atome et l'élucidation de la chimie de l'hérédité. Dans un cas comme dans l'autre, c'est un noyau qui est maltraité : celui de l'atome et celui de la cellule. Dans un cas comme dans l'autre, j'ai le sentiment que la science a franchi une limite devant laquelle elle aurait dû reculer. »

Chargaff, dont j'ai honte d'avouer que je ne connaissais pas le nom, a vécu à Vienne dans sa jeunesse, s'est passionné pour Karl Kraus, et fait preuve, tout au long de son récit, d'une culture littéraire très vaste. Il écrit aussi : « Il existe des liens mystérieux entre le cerveau et la langue, et l'insensibilité, la brutalité avec lesquelles on l'emploie aujourd'hui comme si elle n'était qu'un outil commode pour communiquer avec des clients, le plus court chemin du producteur malin au consommateur naïf, me sont toujours apparues comme le signe avant-coureur le plus menaçant d'une bestialisation naissante. »

Chargaff, dont la mère a disparu dans les camps d'extermination nazis, a vécu à New York jusqu'en 2002. Il est mort à quatre-vingt-dix-sept ans. Non seulement l'ADN, donc, mais toute l'histoire du dernier siècle.

30/04/2006