Baudelaire
Les collectionneurs sont des gens étranges, des maniaques de la mémoire concrète, des spécialistes de l'ombre. Voyez Pierre Leroy. Il n'a l'air de rien, il parle peu, il connaît les vraies affaires mieux que personne, mais il reste constamment en attente, en alerte, à la limite de l'effacement. Et puis, tout à coup, poker : une vente chez Sotheby's187, et là, des merveilles : manuscrits de Proust, photo extraordinaire et inconnue de Rimbaud, un manuscrit de Jean-Jacques Rousseau, des lettres de Chateaubriand, et j'en passe. Mais l'événement, la part du lion, concerne Baudelaire : un dossier passionnant sur son père, des lettres de Caroline Aupick, sa mère, qu'on découvre moins idiote et bornée qu'on ne croit. L'édition originale des Fleurs du mal, envoyée à Delacroix, « en témoignage d'une éternelle admiration ». Le manuscrit du Vin des chiffonniers, célébrant le vin comme « fils du soleil ». L'étonnante photo « au cigare », prise par un photographe belge à la fin de la vie du poète. Des témoignages bouleversants sur son effondrement et sa mort. Nadar le décrit ainsi dans sa jeunesse : « toujours en quête d'aventure, le plus grand chasseur de filles devant l'Éternel que j'ai rencontré ». Il a assisté à la rencontre de Baudelaire avec Jeanne Duval, sa maîtresse créole et son inspiratrice trop méconnue : « Il n'a vu, il ne voit que la femme qu'il a du premier coup d'œil déclarée “fort intéressante” et avec lui on sait ce que parler veut dire… » Quant à Caroline, surprise, elle défend son fils : « Les Fleurs du mal, qui ont causé un si grand émoi dans le monde littéraire, et qui renferment parfois, malheureusement, des peintures horribles et choquantes, ont aussi de grandes beautés. Il y a de certaines strophes admirables, d'une pureté de langage, d'une simplicité de forme qui produisent un effet poétique des plus magnifiques. Il possède l'art d'écrire à un degré éminent. […] Ne vaut-il pas mieux avoir trop de fougue et trop d'élévation artistique que de la stérilité d'idées et des pensées banales ? »
La mère de Baudelaire l'a beaucoup ennuyé, on le sait. Mais elle a écrit ces lignes. Elle est donc sauvée.
24/06/2007