Céline

Les Danois ont-ils sauvé Céline de la mort en 1945 et dans les années suivantes, en refusant son extradition au terme d'une bataille juridique incessante ? Mais oui, et c'est la révélation détaillée que nous apporte le livre de David Alliot, L'Affaire Louis-Ferdinand Céline, archives de l'ambassade de France à Copenhague 1945-1951188. Céline est devenu, à ce moment-là, une affaire d'État, et il aurait certainement connu, de retour en France à cette date, après la prison danoise qui l'a physiquement exténué, un sort définitif. Sur cette période tragique de sa vie, il faut lire les lettres émouvantes qu'il envoie à son assistante Marie Canavaggia, laquelle tape ses manuscrits et les sauve189. Ainsi, le 4 octobre 1945 : « Je vis, au jour le jour, d'efforts et de rassemblements très pénibles de mes forces si précaires et si moroses. Vous me parlez d'un autre moi que vous imaginez complètement. Il y a sans doute dans la vie un temps pour tout. Le mien de ce que vous dites est terminé depuis déjà longtemps. J'ai quitté le train des hommes et des femmes, il m'était beaucoup trop laborieux et brutal. Je n'ai d'intimité avec personne, et je n'en aurai jamais plus, non pour des raisons romanesques, mais par simple bien banale et naturelle épargne de forces – non par égoïsme non plus – par impuissance simple et bête. Lorsque mon chat est malade, il ne joue plus, il ne saute plus. J'ai trop joué, j'ai trop sauté, j'imagine – et même cela me fatigue souvent. Revenez à un état plus simple. Tout ce que vous racontez me fait peur. Vous semblez tenir absolument à ce que je me promène dans une jungle pleine d'animaux furieux et sentimentaux. La vie toute crue n'est-elle pas assez monstrueuse ? Y ajouter encore je ne sais quelle jalousie, inhibition, sexologie, je ne sais quoi ! – vous compliquez les choses, Marie, vous êtes vicieuse. En d'autres temps, je vous aurais fait rouler dans les pires sardanapaleries, vous en seriez sortie toute simplifiée, déjalousée, guérie et non moins charmante et merveilleusement intelligente et sensible comme vous l'êtes. »

Voilà une vraie lettre d'amour. L'invention du verbe « déjalouser » mérite de passer dans l'usage courant. Les lettres de Céline sont d'ailleurs des chefs-d'œuvre, sa correspondance complète devrait être réunie un jour, magnifique volume électrique, au niveau (et ce n'est pas peu dire) de Voltaire et de Flaubert. Voilà l'homme, certes peu recommandable, que son pays voulait écraser. David Alliot, à ce sujet, conclut avec raison : « Le petit royaume scandinave a donné une exemplaire leçon de droit à la France, pays de Descartes, de Montesquieu, de Voltaire, patrie des Lumières et des Droits de l'homme. » On a eu chaud.

28/10/2007