Littérature et politique
Poutine est donc, pour Time, l'« homme de l'année », et on voit à quel point cet homme à poigne joue mieux aux échecs réels que Kasparov. Il peut truquer les élections comme bon lui semble, on le félicite, et c'est normal. Les rapports entre les pouvoirs et l'art (les échecs sont un art) n'ont jamais été aussi parlants. On ne doit évidemment pas s'attendre à ce que Carla Bruni fasse découvrir à Sarko la musique du grand Stockhausen, qui vient de mourir. Le Président, nous venons de le constater, a augmenté ses références littéraires, qui jusque-là, se limitaient bizarrement à Voyage au bout de la nuit, de Céline, et à Belle du Seigneur, d'Albert Cohen, deux livres entre lesquels, pourtant, le goût le plus élémentaire exige de choisir. Mais Ségo ? Quels sont ses auteurs préférés ? Elle les a cités : Rabelais, Flaubert, Camus, Érik Orsenna, Nina Bouraoui, Marie N'Diaye, Fred Vargas. Liste surprenante, pour ne pas dire en chute libre à partir de Camus, lequel se retrouve, in extremis, chez Sarkozy. Camus est donc un auteur d'union nationale. L'unanimité, en littérature, n'est jamais très bon signe (sauf si on saute un ou deux siècles), et c'est pourquoi, aujourd'hui, l'excellent Modiano devrait se méfier. Il arrive pourtant qu'un écrivain suscite un véritable accord, sorte d'hommage du vice à la vertu, sacre d'ailleurs plus moral qu'esthétique. C'était le cas de Julien Gracq, le patriarche de Saint-Florent-le-Vieil, que ses admirateurs allaient visiter en pèlerinage. Il vient de mourir, à quatre-vingt-dix-sept ans, et il serait étonnant que Time lui consacre une couverture. Il est l'un des quelques auteurs français à être entré de son vivant dans la Pléiade. Le Président a loué, comme de juste, son retrait et sa discrétion. C'est un très bon écrivain, que je me rappelle avoir plutôt aimé à l'âge de quatorze ou quinze ans, et j'ai été touché que, dans l'une de ses dernières interviews, il ait déclaré lire avec plaisir mon Dictionnaire amoureux de Venise. Grand paysagiste, grand lecteur, aussi peu spectaculaire que possible (ce que le spectacle apprécie, avec toute l'hypocrisie dont il est capable), et d'une honnêteté scrupuleuse. Professeur de géographie, membre du Parti communiste dans sa jeunesse, admirateur de Breton, Jules Verne, Stendhal et Chateaubriand, il va rester comme un éveilleur important et mineur. Son grand fait d'armes aura été, en 1951, d'avoir refusé le prix Goncourt. Par la suite, en douce, il a eu le prix Goncourt tous les jours. Comme Sartre, en somme, qu'il détestait, et qui, refusant le prix Nobel, se le voit décerner chaque année. Sartre est le grand vaincu des temps modernes, et on ne relira jamais assez La Nausée. Mais place, maintenant, au centenaire de Simone de Beauvoir, dont, à juste titre, vous allez entendre beaucoup parler. Allons, allons, bonne année !
30/12/2007