Joyce
On a bien raison de célébrer le formidable Kerouac, mais on a peine à imaginer la solitude du plus grand écrivain de la langue anglaise avant la guerre. Ulysse est aussitôt interdit pour pornographie aux États-Unis. En France, Joyce doit faire face à l'hostilité de la NRF (Gide traite Ulysse de « faux chef-d'œuvre », après avoir qualifié Freud d'« imbécile de génie »), mais aussi à celle des surréalistes. C'est pourquoi on relit avec joie les propos d'un défenseur imprévu, Louis Gillet, esprit singulier bien que membre de l'Académie française218. Ses souvenirs de son amitié avec Joyce sont justes et émouvants. Gillet, mort en 1943, a beaucoup d'avance sur son temps.
Voici le plus étonnant : « Plus Joyce allait, plus il se montrait attentif aux sentiments des gens d'Église. Leur opinion avait changé lentement à son égard. Rome n'est jamais pressée. Qu'est-ce que vingt ans pour elle ? J'imagine que Joyce était content de compter enfin dans l'estime de personnes graves : Voltaire attachait de l'importance aux louanges de son ancien maître de rhétorique jésuite, le Père Porée.
Au fond, les ecclésiastiques étaient des personnages, une sorte de tribunal dont le suffrage en valait la peine : ils formaient un public sérieux. Leur considération retirait l'auteur d'Ulysse de la tourbe des romanciers. Ces juges sévères avaient bien fini par reconnaître en Joyce un homme de leur espèce, rompu à la dialectique, un psychologue sans illusions, un poète désenchanté de toutes les vanités et soucieux uniquement des problèmes éternels. C'étaient des connaisseurs. Joyce me faisait lire, non sans satisfaction, tel extrait des Études, telle coupure de l'Osservatore romano, où il était traité avec des ménagements et une déférence visibles. Quel changement depuis les bûchers où on avait rôti ses livres, et depuis le jour où il n'était qu'un polisson qui sentait le fagot ! Le poète voyait-il dans ces avances évidentes l'annonce du moment où il lui serait permis de faire en Irlande un retour honorable ? Mais Joyce est mort inflexible, sans se réconcilier, fût-ce des lèvres, avec l'Église, et sans même disposer pour ses cendres un retour définitif dans la terre de ses morts. »
Inflexible Freud, inflexible Picasso, inflexible Joyce.
30/05/2010