Il murmure dans les rêves des hommes et pourtant, qui connaît Sa forme ?
Nécronomicon
La jeune femme était assise sur une bouche d’incendie à l’entrée d’une ruelle qui partait de Peackman street, à proximité de l’école de comptabilité. Elle portait un ensemble en cuir noir, bustier et short moulant, et des bottes rouges assorties à son siège improvisé ; ses cheveux taillés au cordeau avaient l’allure d’un casque en métal noir laqué.
Inutile de s’interroger longtemps sur les raisons de sa présence à l’entrée de la ruelle.
Le soleil du petit matin glissait le long des façades et s’écrasait en fumant sur les trottoirs humides. La prostituée tétait une longue et fine cigarette de ses lèvres charnues au gloss bleuté comme s’il s’agissait d’une paille plongée dans une bouteille invisible.
Un homme déboucha de Peabody Avenue et marcha dans sa direction d’un pas assuré, presque mécanique. Il portait un costume anthracite aux épaules carrées sur une chemise blanche serrée au cou par une cravate noire, des chaussures noires et blanches en cuir tressé, un panama blanc garni d’un ruban noir. Il paraissait issu d’un autre âge, pour ne pas dire d’un autre plan de réalité. Ou bien il venait tout simplement de finir sa nuit de pianiste dans une boîte de luxe rétro.
Lorsqu’il arriva à sa hauteur, la prostituée le saisit par la manche, le forçant à s’arrêter.
Elle lui décocha un petit clin d’œil tout en se massant le sein d’une main.
« Tu viens faire un petit tour dans la ruelle ? Pour les beaux mecs dans ton genre, c’est moitié prix. »
L’homme secoua la tête. Il ne paraissait pas du tout intéressé.
Elle insista. L’homme fit une grimace. Elle le tira vers elle, dans l’obscurité de la ruelle que le soleil n’atteignait pas encore.
L’homme était maintenant agacé. Il se dégagea des mains de la prostituée en reculant. Lorsqu’elle fit mine de vouloir le rattraper, il émit un sifflement. Une langue tentaculaire hérissée de barbelures et terminée par une ventouse jaillit de sa bouche. La prostituée pencha la tête en un réflexe saisissant, comme si elle s’y était attendue. La langue la manqua de peu et alla se coller contre une façade. Elle tendit le bras, poing fermé. Lorsqu’elle l’ouvrit, un insecte s’envola. Un papillon au corps trapu, aux longues ailes brun et jaune et au thorax tatoué d’un crâne. Acherontia atropos. Sphinx à tête de mort. Il se posa sur le crâne de l’homme qui le dégagea d’un coup de langue. Un autre insecte s’échappa de la paume ouverte de la jeune femme. Puis un autre encore. La langue de l’homme fouetta l’air en sifflant. Les sphinx jaillissaient maintenant en rafales de la paume ouverte. Ils se posaient sur sa tête, sur ses épaules. La langue cisaillait l’air en tous sens. Les lépidoptères étaient de plus en plus nombreux. D’autres appendices truffés de crochets et de ventouses déchirèrent alors les vêtements de l’homme, mais il était trop tard. Des centaines de sphinx étaient agglutinés sur son corps, couvrant le moindre centimètre de chair ou de tissu. Dans l’étroite ruelle, le vrombissement des ailes étaient assourdissant. Les extrémités des tentacules disparurent sous l’avalanche de papillons.
Il n’y eut bientôt plus qu’une colline bruissante, jaune et noire. Un tumulus funéraire constitué de milliers de crânes miniatures empilés.
Et brusquement le silence.
Un instant suspendu. Au cœur de l’espace. Dans le vide absolu.
Puis l’explosion.
Une déflagration sourde. Qui pulvérisa en un souffle l’amoncellement d’insectes.
Au milieu des ailes, des thorax à tête de mort et des abdomens déchiquetés qui retombaient en une pluie jaune et noire oscillant entre l’ombre et la lumière, la jeune femme aperçut une forme trapue, semblable à un gros intestin enroulé sur lui-même, gris et rose, affublé d’un tas de pattes et de tentacules, qui bondit sur l’une des façades bordant la ruelle en poussant un cri strident. Il disparut rapidement vers les hauteurs.
La jeune femme détacha une de ses boucles d’oreille en forme de chrysalide et la porta à ses lèvres.
« Yav, c’est Akérontia. Je sais que tu aimes bien un certain cérémonial mais le temps presse. Alors les bandes qui doivent se détruire dans les cinq minutes et les précautions d’usage, on oublie… La danseuse ne nous a pas menti. Le marcheur des étoiles est à Arkham. Il cherche une partenaire, et il sait très bien laquelle… Tu t’en occupes ? Parfait… »
Elle remit sa boucle d’oreilles, ôta ses bottes, son short et son bustier, laissa pousser ses ailes et s’envola.