Ailleurs est toujours pareil.
Melmoth
Le delta de la Miskatonic était classé réserve naturelle et le braconnage y était particulièrement risqué. De fortes amendes, dans un premier temps, et l’incarcération pour les récidivistes. Lou Rigato était un maître dans l’art du camouflage. Il pouvait passer inaperçu dans une forêt de fougères, une saulée, ou même une lande à bruyères. Il nageait comme une loutre et bondissait entre les joncs telle une rainette. De la grenouille, il avait d’ailleurs l’allure, et de la loutre, la pilosité. Il ne s’était fait arrêter qu’une seule fois, mais il avait eu le temps de planquer l’essentiel de son butin dans un trou d’eau avant de revenir le chercher à la nuit tombée. C’était d’ailleurs de nuit qu’il chassait le saumon dans une eau noire et glacée, seulement éclairée par la lune. Il connaissait les moindres recoins du delta et savait où trouver toutes les espèces animales et végétales dignes d’intérêt.
C’était cependant la première fois qu’il attrapait une bestiole pareille. Il l’avait trouvée dans une grande nasse qu’il plaçait régulièrement sous la berge de la Miskatonic, juste avant que la rivière ne s’élargisse en estuaire, et dans laquelle il récupérait habituellement deux ou trois anguilles géantes.
Le corps de la créature était à peine visible derrière une tête énorme, à la peau grise et fine, sous laquelle se distinguait un réseau de veinules grises qui convergeaient vers deux petits yeux bouffis presque entièrement recouverts par des paupières plissées qui les faisaient ressembler à des testicules rabougris. Là où aurait dû se trouver un groin ou une trompe, s’ouvrait une cavité sombre servant de vase à un bouquet de tentacules.
Le braconnier fut étonné de ne pas trouver d’anguilles dans la nasse. Lorsque les tentacules s’écartèrent pour dévoiler un inquiétant bec de poulpe, il se dit que la créature les avait peut-être mangées, mais ce qu’il n’imagina pas, c’est qu’elle avait encore un peu faim.
Claire Browser aimait séjourner dans les hôtels où elle avait ses habitudes. Surtout au bar.
W hotel, Copacabana Palace, hôtel Meurice… New York, Rio, Paris.
Jack préférait prendre le large, quitter les villes, plonger dans le désert ou la forêt vierge. Il se croyait ainsi sur une autre planète, où tout devenait possible, bien qu’il ne se passât jamais rien d’exceptionnel. C’était tout simplement plus agréable. La nature, même avec des crocs et des griffes, était plus reposante que le conformisme abrutissant des humains.
Il y eut ainsi l’Amazon Jungle Palace. Qui flottait sur le rio Negro telle une péniche cyclopéenne…
Jack se levait souvent au cœur de la nuit et sirotait un whisky sur le toit-terrasse. Sa mère n’avait pas encore découvert qu’il avait troqué le diabolo menthe contre des boissons légèrement plus alcoolisées. Mais elle n’avait pas réalisé non plus qu’il avait seize ans et qu’il ne la suivrait pas ainsi indéfiniment autour du monde. En fait, depuis que Jo était mort, elle ne réalisait plus grand-chose. La dépression la tenaillait de nouveau et elle vivait en apesanteur d’un hôtel l’autre, d’une ville l’autre, en noyant sa mélancolie entre un Divarius Tonic et un Martiny Cimbalta. Les antidépresseurs et l’alcool ne faisaient pas toujours bon ménage, mais elle avait déjà tenté plusieurs fois de se suicider. Et si pour elle ce cocktail fonctionnait, Jack ne chercherait certainement pas à tenter le diable par un sevrage inapproprié.
Du toit-terrasse, il voyait l’ombre de la forêt trouée de minuscules braises rougeoyantes. Les yeux des caïmans, les yeux de la nuit… Lorsque l’hôtel n’était plus qu’un puits de silence, il entendait les termites et les fourmis grignoter la chair blanche des branches et des troncs et un couple de dauphins roses venait savourer le calme enfin retrouvé.
Il avait parfois droit à la visite d’une sympathique serveuse d’une trentaine d’années, amatrice de chair fraîche. Encore une part d’ombre que sa mère allait bien devoir un jour découvrir. Son fils était un surdoué, une tête d’ampoule, mais ne pensait pas que la vie se résumait à l’étude de Proust ou d’Heisenberg. À la mort de Jo, elle lui avait avoué entre deux dépressions que ce dernier n’était pas son père biologique. Mais elle l’avait aussitôt regretté et ne lui avait rien dit d’autre. Il ne lui avait plus adressé la parole pendant six mois, puis avait compris qu’il n’obtiendrait rien ainsi. Sa mère surfait dangereusement sur les vagues de la déprime et il ne voulait pas être celui qui la ferait basculer.
Un paresseux se perdait parfois dans les basses branches qui longeaient le solarium. Jack décrochait alors délicatement ses pattes aux longs ongles recourbés et pressait l’animal contre son ventre en laissant retomber ses bras autour de son cou.
Et il se sentait bien. Tout simplement bien.
Il y eut ensuite le Blue Palace…
Jack passait des heures à fixer l’étendue cobalt de la mer crétoise, les îlots à la végétation rase et aux inévitables ruines. Il se demandait où étaient passés les dieux et les déesses qui, il n’y a pas si longtemps encore, les visitaient. Il aurait aimé rencontrer, dans la chaleur de l’été, Vénus ou Aphrodite… Elles existaient peut-être encore dans un univers parallèle, une terre uchronique ou le monothéisme n’avait pas fait table rase des anciens dieux…
Sa mère n’arrêtait pas de lui dire qu’un garçon de seize ans devrait moins réfléchir et plus s’amuser, faire du tennis ou de la natation, par exemple ; il y avait des cours et des piscines dans tous les hôtels où ils séjournaient. Elle l’aimait beaucoup mais ne savait pas comment s’y prendre avec lui. Alors, elle en rajoutait…
Pour son quinzième anniversaire elle lui avait offert une automobile. Une Buick super series 50 décapotable rouge et blanche. Un véritable bijou. Hélas, il n’avait pas encore de permis. Claire était ainsi. Impulsive et dépensière. Surtout depuis que Jo Browser lui avait légué la plus grosse partie de sa fortune. Elle satisfaisait ses caprices en imaginant que c’étaient ceux des autres. Certes, Jack adorait les voitures du siècle dernier. En les admirant, il avait l’impression que le futur n’était plus qu’un souvenir. Les Buick Y-job, les Oldsmobile 98, les Chevrolet Corvette rondine étaient éminemment plus audacieuses que les boîtes de conserve actuelles au profil d’algorithme standard. Mais ce qui animait son intérêt était plus lié à une délectation esthétique qu’à un simple désir de possession.
Maintenant, c’était différent. Il y avait entre eux quelque chose de plus grave que l’incompréhension.
Il y avait le mensonge.
À bord d’une ravissante Lotus Élan jaune, Helena et Heimdal, grand maître des Gardiens du Delta, roulaient en direction du ranch des Sanders, situé sur la rive est de la Miskatonic, à une vingtaine de kilomètres de Kingsport.
Helena portait une combinaison bleue près du corps assortie à ses yeux. Ses cheveux roux ébouriffés par le vent lui donnaient un air faussement négligé. Heimdal tenait le volant d’une main et fumait une Belair de l’autre. Il était comme à son habitude tiré à quatre épingles. Chemise blanche, veste marron, pantalon crème et cravate noire.
« Le braconnier a été retrouvé au nord de l’estuaire, les organes génitaux dévorés par une créature pour le moins féroce et un poil obsédée. Les analyses génétiques indiquent qu’elle a séjourné dans la nasse. Elle ne devait donc pas être très grande. Quelques kilomètres en amont, une jeune fille qui faisait du bronzage intégral dans une petite crique a été violée, mais son agresseur avait apparemment un sexe démesuré, à moins qu’il n’ait utilisé une autre partie de son corps, car la pénétration lui a littéralement pulvérisé le bassin…
Helena dressait la tête au-dessus du pare-brise pour avoir un peu d’air.
— Vous êtes obligé de me raconter tout ça ?
— C’est juste pour que vous sachiez à quoi vous en tenir.
— Je sais très bien que nous n’allons pas à la chasse aux papillons, Heimdal. Alors inutile d’en rajouter.
— Une dernière chose, si vous le permettez.
Helena soupira.
— Faites donc.
— Lorsque Charles Sanders l’a aperçu derrière les vitres de l’écurie, il a d’abord cru que c’était un de ses chevaux.
— Bigre !
— Oui… On a l’impression qu’il grossit à vue d’œil. Charles n’a pas osé pénétrer dans le bâtiment, mais il a vu des gerbes de sang et de viscères gicler contre les vitrages. Ce qui signifie qu’il a bon appétit. Je ne connais pas très bien la physiologie des démons, mais on peut supposer qu’il digère actuellement son festin… C’est donc le moment d’en profiter.
— Vous avez un plan d’attaque ?
— L’essentiel est qu’il ne puisse pas s’échapper. Alors, vous établissez le contact et vous l’attirez vers vous.
— Vous plaisantez ?
— Lorsqu’il sera suffisamment près, je l’abattrai.
— Et si vous le ratez ?
— Vous inversez le processus et vous lui intimez l’ordre de s’éloigner.
— Attendez… On ne pratique pas l’hypnose télépathique avec un démon comme avec une jeune fille prépubère. Leur esprit est un véritable chaos. L’énergie nécessaire pour le maîtriser est énorme, et je n’ai plus… quarante ans.
— Mais vous êtes toujours aussi charmante, Helena. Et de toute façon, il ne doit plus avoir très faim. »
L’écurie était silencieuse.
« Sanders a combien de chevaux ?
— Cinq ou six, je ne sais plus…
— Vous croyez que le démon les a tous mangés ?
— Je ne pense pas, mais il les a certainement massacrés.
Helena ferma les yeux.
— Quand est-ce que vous allez confier une mission à votre nouvelle recrue ?
Heimdal fit une moue étonnée.
— Vous croyez le moment bien choisi pour en parler ?
— Probablement pas, mais j’ai besoin de penser à autre chose avant de me lancer dans la bataille.
— Elle est encore jeune et inexpérimentée, mais on lui confiera bientôt une mission, ne vous inquiétez pas.
— S’il n’y avait que ça qui m’inquiétait… »
Et Helena projeta son esprit vers l’écurie.
C’était repoussant. Visqueux et malodorant. L’esprit du démon était semblable à une fosse à purin. Elle s’y glissa en jouant des coudes psychiques. Il était effectivement affalé contre un mur, dans un état de somnolence postprandiale. Elle vit soudain l’intérieur de l’écurie par son regard. Il devait avoir les paupières à moitié closes, car elle la distinguait comme à travers une meurtrière. Elle eut du mal à se retenir de vomir. Les chevaux qui n’avaient pas été entièrement dévorés étaient démembrés et éviscérés. L’un d’entre eux était totalement déchiqueté. Il y avait du sang et des bouts de chair partout.
Viens petit… Viens voir mammy…
La meurtrière s’élargit et le démon se redressa d’un bond.
Heimdal s’était dissimulé derrière un réservoir d’eau, à une dizaine de mètres d’Helena.
Le démon sortit de l’écurie. Il était énorme. Trois mètres de haut sur un mètre cinquante de large. Il avait une allure humanoïde avec des membres disproportionnés. Des bras de culturiste, des pattes d’autruche, une tête de poulpe et des tentacules qui s’enroulaient autour de sa poitrine tels des serpents.
Viens petit… Viens…
Le démon fixa Helena de ses petit yeux noirs puis s’élança.
Ils n’avaient pas imaginé un seul instant qu’une créature aussi volumineuse et en pleine digestion put se déplacer à une telle vitesse. En moins de trois secondes, elle avait parcouru une cinquantaine de mètres.
Heimdal pointa son désintégrateur et tira au moment même où le démon effectuait un bond ahurissant. Le faisceau lui fit crépiter la plante des sabots. Il se réceptionna à une dizaine de mètres d’Helena.
Elle inversa le flux psychique et concentra toute son énergie pour le repousser. Il ralentit. Elle força encore. Elle avait l’impression que son cerveau se liquéfiait. Elle tituba. Le monstre s’arrêta à un mètre de sa proie en poussant un rugissement de colère. Il paraissait bloqué par un mur invisible. Helena était près de s’évanouir. Du coin de l’œil, elle vit Heimdal pester conte son arme. Elle devait être enrayée. Ou bien elle s’était entièrement vidée lors du premier tir. Il la jeta, l’air dépité.
Helena était à bout de force. Le mur allait s’effondrer et le démon la dévorer. Juste avant de perdre connaissance, elle sentit un souffle brûlant rugir en passant tout près d’elle, puis une flamme orangée transforma le démon en brasier.
C’est au cœur du désert de l’Utah, à l’Amangiri hotel, alors que Jack admirait les coulures mauves du coucher de soleil pastelliser les rochers au bord du lac artificiel, que Claire reçut un télégramme en provenance de Kingsport, USA. Il écoutait les crépitements de la radioactivité naturelle, les coups de sonnette des queues des crotales, les lézards léopards et les araignées loup galoper sur le sable. Le télégramme disait : « Helena Whateley. Attaque cérébrale. Pronostic vital engagé. Dr. Chambers. » Claire faisait suivre en permanence son courrier. Le télégramme était tout de même parti vingt-quatre heures plus tôt. Après avoir téléphoné à la clinique de Castlewood où sa mère était hospitalisée, on la rassura en lui précisant qu’elle n’était pas encore morte, mais dans le coma. Claire se dit que, vu les circonstances, Helena devait avoir perdu une grande partie de son pouvoir de nuisance et qu’après seize ans d’exil, un retour à Arkham était enfin envisageable.
Elle ne savait pas quoi raconter à Jack. Il n’avait pas de père, mais il avait encore une grand-mère.
La situation ne s’améliorait guère.