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Crabe de cristal

Mon allure terrible assombrit si fort les nuages

Qu’à simplement les voir souvent la terre tremble.

W. SHAKESPEARE

Claire avait réservé la suite Ralfman à l’hôtel Laguna, du nom du célèbre artiste qui s’était chargé de décorer les lieux.

Elle avait probablement gardé une certaine nostalgie du métier d’infirmière qu’elle avait exercé avant de devenir une riche héritière. La goutte de sang qui perle au point de trouée de l’aiguille, les drains qui pénètrent tendrement les veines bleutées, et même les fesses à torcher et les plaies à récurer ne s’oublient pas de sitôt et doivent finir un jour par manquer.

Les chimères végétales agrémentées de queues de rat ou d’oreilles de porc qui décoraient la suite avaient plutôt tendance à mettre Jack mal à l’aise.

« À quoi penses-tu, Jack ?

— À rien de précis. La vue est magnifique. »

L’hôtel ressemblait à un crabe de cristal agrippé à flanc de falaise. Il y avait des baies vitrées partout : hall, salle à manger, chambres. La suite Ralfman était à l’avant-dernier étage et sa configuration offrait une vue quasi circulaire : l’embouchure de la Miskatonic, la lagune, les îles, la marina avec les ateliers d’artistes, la pointe nord-est de la ville de Kingsport, Les première plages de la station balnéaire de Stellavista…

Claire s’appuyait contre la baie vitrée qui donnait sur l’immensité bleue presque chauffée à blanc par un soleil frontal, son regard se perdait dans les miroitements qui hérissaient la peau de l’océan comme si ce dernier avait la chair de poule.

« Tu te demandes pourquoi nous ne sommes jamais venus ici avant, n’est-ce pas ?

— Oui, mais ce n’est pas uniquement la beauté du paysage ou le charme des lieux qui m’y incite.

— J’avais besoin de… de… d’oublier cet endroit.

— Et ta mère par la même occasion. »

Jack ne voulait pas lancer le débat sur ce sujet, pas tout de suite en tout cas, mais il n’avait pas pu éviter la perche tendue. Tu aurais mieux fait de critiquer les étonnantes sculptures vivantes de Stanley Ralfman, se dit-il.

Claire ferma les yeux, probablement pour retenir une larme, et frappa la vitre du plat de la main.

« Excuse-moi… Je suis fatigué et tu dois l’être encore plus. Allons manger et essayons de dormir. »

Jack n’aspirait qu’à se sustenter avant de s’écrouler dans un lit. Le voyage avait été pour lui un véritable calvaire. Huit heures de vol. Trois heures d’escale, puis encore cinq heures de vol. Il avait l’impression d’avoir quitté la côte ouest un an plus tôt.

Claire secoua la tête en allumant une cigarette.

« Je n’ai pas faim. Vas y, toi. Le restaurant est au deuxième étage, je crois. Moi, je vais prendre un bon bain avec une coupe de champagne avant de me coucher. Tu peux aussi commander et manger ici…

— Non. Je préfère bouger un peu. Sinon je risque de m’endormir avant l’arrivée du garçon d’étage. »

 

cabochon

 

La salle de restaurant se prolongeait par une immense terrasse au sol vitré qui surplombait la lagune. L’estuaire de la Miskatonic était classé réserve naturelle et concentrait quasiment toutes les espèces animales et végétales qu’abritait la Nouvelle-Angleterre. La vue était saisissante mais également vertigineuse. Au bout de quelques pas, Jack eut l’impression de flotter dans le vide et eut du mal à garder son équilibre. Une main se referma délicatement sur son épaule.

« Ça fait toujours cet effet-là au début. Mais on s’habitue très vite. »

Le maître d’hôtel, tiré à quatre épingles, portait un smoking blanc, une chemise noire et un nœud papillon blanc – véritable négatif du costume traditionnel –, des cheveux noirs gominés et une fine moustache impeccablement taillée. Il affichait un sourire sympathique.

Le restaurant était quasiment désert et Jack se demanda si le service n’était pas déjà terminé. Le maître d’hôtel dut remarquer sa gêne car il s’empressa de le rassurer.

« Les soirs de fin de semaine la plupart des clients sont de sortie, mais le restaurant est ouvert toute la nuit. »

Il lui fit un clin d’œil avant d’ajouter :

« En revenant des bas-fonds d’Innsmouth, certains d’entre eux ont un petit creux à combler. Vu le prix de leur chambre, il faut bien les satisfaire… »

Il lui proposa une table tout au bout de la terrasse, contre la baie vitrée qui donnait sur Kingsport. La vue avait l’air magnifique mais Jack préférait éviter de se sentir en totale apesanteur et choisit une place plus centrale.

« En attendant que madame Whateley vous rejoigne, désirez-vous un apéritif ?

— Ma mère ne viendra pas dîner. Et puis… Son mari est mort, mais elle s’appelle toujours Browser… Comment savez-vous que nous sommes ensemble ? Nous venons juste d’arriver.

— Lorsque quelqu’un réserve la suite Ralfman, tout le personnel est immédiatement au courant. »

Il fit une étrange grimace.

« Nous avons d’excellents filets de poissons du delta au coulis d’asperge et, en dessert, un fabuleux yaourt glacé aux myrtilles. Si vous désirez une entrée nous avons des palourdes aux…

— Non, les filets de poisson et un dessert, ce sera parfait. »

La terrasse était coiffée d’une coupole vitrée aux ferronneries sculptées, style Art nouveau. Des plantes grimpantes, savamment taillées, s’entortillaient de façon presque obscène autour des tiges, des feuilles et des bourgeons métalliques. La lune projetait sur les marécages du delta et sur les falaises une lumière froide qui n’extirpait de l’obscurité que des bleus et des verts saupoudrés d’un halo argenté. Jack eut brusquement l’impression que de nouvelles règles géraient le monde qui l’entourait. Moins cartésiennes, quasi surréelles…

Le maître d’hôtel avait disparu. Les autres clients, une dizaine tout au plus, dînaient en silence ou parlaient à voix basse. Il y avait comme un bruit de fond, continu et lointain, semblable à un vrombissement d’insectes.

Jack regarda entre ses jambes, par-delà le sol vitré. Des essaims de lucioles traçaient des arabesques sur la peau noire des marécages, projetant des éclaboussures dorées sur les coulures argentées de la lune. Il vit soudain une énorme forme noire jaillir des flots. La scène se passait à plus de vingt mètres, mais il ne put s’empêcher de reculer sa chaise en un dérisoire réflexe de protection. La bête replongea dans les flots, comme au ralenti, éclairée par les feux croisés des lucioles et de la lune, et il eut tout le loisir de la détailler. Sa peau foncée, ses larges pattes palmées, sa nageoire caudale…

Le maître d’hôtel signala sa présence par un petit raclement de gorge.

« J’ai oublié de demander à Monsieur si Monsieur désire un verre de vin blanc avec le poisson ? »

Il se pencha vers l’avant, une serviette à cheval sur son avant-bras pour poser sur la table un plat recouvert d’une cloche. Le visage de Jack se refléta un instant sur le métal lustré. Il ne se reconnut pas. Le maître d’hôtel souleva la cloche et une explosion de vapeurs aux senteurs ensorcelantes emporta tout.

« Ce serait avec plaisir… Mais, même si cela ne se devine pas forcément, je n’ai que…

— Seize ans ? Pas de problème. À cet endroit de la nuit, on ne s’arrête pas à ce genre de détail. Et je vous connais suffisamment bien pour savoir que vous savez apprécier un verre de bon vin.

Jack ne put s’empêcher de sourire devant sa perspicacité.

— Vous ne me connaissez pas si bien que ça. Il y a moins d’une heure, vous ne m’aviez encore jamais vu… Mais vous faites preuve d’une excellente intuition. »

Il acquiesça d’un petit signe de tête satisfait, puis fit mine de repartir vers les cuisines. Jack l’immobilisa dans son élan.

« Je ne savais pas qu’il y avait des phoques dans le delta.

Le maître d’hôtel fit pivoter sa tête en gardant le corps parfaitement immobile, comme si elle s’articulait autour d’une rotule.

— Il n’y en a pas, monsieur. Les plus proches sont au cap Cod, pour la plupart regroupés sur la petite île de Muskeget. Ils descendent rarement plus au sud, restent au large et ne fréquentent pas les eaux douces, ni même les poches saumâtres de la lagune. Il y a donc vraiment très peu de chance de voir un phoque dans les environs. Pourquoi cette question ?

— J’ai cru en voir un jaillir de l’eau, juste en dessous de la terrasse.

— Il s’agissait peut-être d’un dauphin.

— Non, j’ai l’habitude d’en voir sur la côte ouest. Ce n’était pas un dauphin.

— Une sirène ou un triton, alors. Ils aiment bien se prélasser sur les bancs de sable, les nuits de pleine lune… »

Jack jeta un œil à travers la verrière. La lune était effectivement pleine.

Il voulut faire remarquer au maître d’hôtel qu’il ne pouvait pas à la fois être en âge de boire du vin et croire aux contes de fées, mais il avait disparu.

 

cabochon

 

Jack venait à peine de déguster sa première fourchetée de filets de poissons du delta aux asperges, lorsque le chef cuisinier s’approcha. Il posa devant lui un verre de vin blanc.

— Monsieur Heimdal a tenu à ce que l’on vous serve un verre de Montrachet. Le meilleur blanc de notre cave. Offert par la maison, bien sûr…

— En quel honneur…

— Je ne sais pas Monsieur, mais les hôtes de la suite Ralfman ont forcément droit à un peu plus de considération que les autres.

— Ah ! Et pourquoi ça ?

— Pour plusieurs raisons, me semble-t-il, mais essentiellement pour une question de standing, vu qu’il s’agit de la suite la plus chère de l’hôtel.

— Je vous remercie… Mais il était inutile de vous déranger pour me porter un verre de vin. Et même si la première bouchée m’est apparue exceptionnelle, je ne peux encore rien dire de précis sur l’excellence de votre…

— J’ai bien connu votre mère.

— Pardon ?

— J’espère que vous ne me jugerez pas trop inconvenant et je ne vais bien sûr pas interrompre votre dégustation mais j’ai appris que la mère de Claire avait dû être hospitalisée et je tenais à lui communiquer mon soutien. Alors, au cas où je ne la verrais pas…

— Je lui transmettrai. Comptez sur moi. Mais nous allons rester quelques jours. Vous aurez sûrement l’occasion de la rencontrer. »

Le chef cuisinier ne put s’empêcher de sourire. C’était la réponse qu’il attendait. Il fit une discrète courbette et s’éclipsa.

Jack regarda le ciel, gorgé d’étoiles malgré la pleine lune. Elles paraissaient à la fois lointaines et proches. Il pouvait presque les toucher. Un sentiment qui l’excitait et le terrorisait. Tout ce qui l’entourait paraissait fait de la même matière, de la même distance, du même temps. Les lumières clignotantes de Kingsport étaient tout aussi inaccessibles, ou accessibles – simple question de point de vue, que ces astres supposés lointains. Il avala une nouvelle fourchetée de poisson en se disant qu’il mangeait peut-être de la sirène ou du triton…

Mais quoi qu’il en fut, c’était vraiment très bon.

 

cabochon

 

Le maître d’hôtel revint pour porter le dessert.

« Alors, comment avez-vous trouvé notre spécialité ?

— Excellent. Et je préfère ne pas savoir à quoi ressemble le poisson vivant.

— Ne me dites pas que vous êtes de ceux qui refusent de manger de l’huître, de l’escargot ou de la grenouille à cause de leur apparence ?

— Non, mais j’ai tout de même un peu de mal à manger de la cervelle de singe ou de la saucisse de chien…

Le maître d’hôtel se mit à rire.

— Vous êtes vraiment un jeune homme très particulier, Jack Browser. Vous ressemblez plus à un adulte qu’à un adolescent. Et pourtant…

— Oui ?

Le maître d’hôtel parut brusquement changer de sujet, mais ce n’était peut-être qu’une impression…

— Votre grand-mère…

— Vous la connaissez ?

— Qui ne connaît pas Helena Whateley ?

— Moi, par exemple…

— Oh… Ce que je voulais dire, c’est qu’elle est très appréciée dans la région… Ce qui lui est arrivé me chagrine beaucoup.

— Et moi donc…

— Je comprends…

— Non, vous ne comprenez pas. Pour moi, c’est une étrangère. Si elle venait à disparaître, là, ce serait comme si elle n’avait jamais existé. Alors que j’aurais pu la connaître et peut-être l’aimer, si ma mère avait daigné lui rendre ne serait-ce qu’une ou deux fois une petite visite…

Le maître d’hôtel hocha la tête.

— La vie ne se résume pas à une série d’équations. Votre mère doit avoir ses raisons. Sont elles totalement justifiées ? Pour elle, certainement… Et puis si cela peut vous rassurer, votre grand-mère ne va pas mourir. Les médecins estiment qu’elle est tirée d’affaires.

— Comment le savez vous ?

— Comme je vous l’ai dit, Helena est très appréciée dans la région. Et les informations circulent vite… »

Le regard de Jack fut de nouveau attiré par une forme noire qui plongea deux fois de suite entre des massifs de joncs aux plumets dorés, avant de jaillir dans les airs.

Il eut juste le temps de reculer en renversant sa chaise.

La créature percuta violemment le plancher vitré qui se brisa sous le choc. Sa tête s’encastra dans le sol fissuré.

« Jack, écoute bien, hurla-t-elle d’une voix aigrelette. Ne prends pas tout ce qu’on te dit pour argent comptant… »

Jack était tétanisé. Il avait empoigné sa chaise à deux mains et la tenait devant lui comme un dompteur pour tenir l’animal à distance.

Il ne s’agissait pas d’un phoque. C’est tout ce qu’il aurait pu affirmer. Ni d’une sirène, ni d’un triton. Mais ce que cet animal était vraiment, il n’aurait su le dire. Il avait de fines pattes antérieures, semblables à des bras, avec une seule articulation centrale, terminés par trois longs doigts ventouseux collées contre le sol vitré, une tête de morse munie d’un gros nez flasque entouré de minuscules tentacules et de petits yeux noirs semblables à des écailles de charbon plantées au fond de profondes orbites.

« Jack, toutes les portes ne sont pas bonnes à ouvrir, souviens-toi bien de ça ! couina la bête. Toutes les portes… »

Le cuisinier arriva en courant, pointa un énorme revolver sur l’animal et fit feu à trois reprises. Trois détonations semblables à des tirs de canon pulvérisèrent la gueule de morse et propulsèrent le reste vers les eaux de la lagune. Puis il repartit en courant. Jack vit le corps noirâtre tournoyer en chute libre avant de disparaître dans une gerbe d’écume.

Jack eut alors l’impression de percevoir la salle du restaurant à travers un écran de télé mal syntonisé. L’image tressauta en crépitant. Le maître d’hôtel était accroupi entre deux tables et fixait les débris d’os et de chair du tapir marin d’un regard presque absent. Les autres clients continuaient de manger comme si rien ne s’était passé. Le maître d’hôtel leva la tête et le regarda droit dans les yeux. Jack frissonna. Il eut l’impression de voir le ciel étoilé se déployer au-delà des parois vitrées du restaurant. Vers le haut, bien sûr, mais également sur les côtés, et sous ses pieds. Il reposa sa chaise et se laissa choir mollement sur le siège. Il eut un haut-le-cœur et ferma les yeux pour éviter de tomber au fond de l’espace.

Lorsqu’il les rouvrit le maître d’hôtel se penchait vers lui en souriant.

« Comme je vous le disais, les informations circulent vite et Helena semble avoir repris conscience en début de soirée…

Jack cligna des yeux.

— Excusez-moi, mais je crois que je me suis un peu assoupi.

— Après un si long voyage, il n’y a pas de mal à ça… »

La lune, énorme, ronde, blanche, flottait sur la lagune.

Le maître d’hôtel suivit le regard de Jack.

« La nuit prochaine, les lycanthropes vont s’en donner à cœur joie. »

De fines coulures rouille maculèrent la peau diaphane du satellite obèse.

Jack cligna à nouveau des yeux puis regarda le maître d’hôtel hébété, comme s’il sortait d’un rêve.

« Oui, vous avez raison, je suis fatigué, épuisé même. Je crois que je vais aller me coucher. »

Il se leva, eut un étourdissement, et se retint au dossier de la chaise. Le maître d’hôtel fit mine de l’aider, mais Jack lui indiqua que ce n’était pas nécessaire.

« Ça va aller… J’ai juste besoin de dormir. »

En partant, il évita une flaque d’eau qui maculait le sol vitré et lança machinalement un coup d’œil vers les hauteurs à la recherche d’une invraisemblable fuite.

Le chef cuisinier lui adressa un petit signe amical de la porte des cuisines. Il avait soudain un visage étrangement féminin.

Il eut à peine la force de lui retourner son sourire.