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Métamorphoses

Les oiseaux étaient sortis du reflet, du miroir, du cœur auquel ils semblaient condamnés.

Pietro CITATI

Des grappes de roses dégorgeaient de la façade autour de l’entrée. Le reste des murs en pierre de taille était colonisé par le lierre et la vigne vierge en une anarchie savamment orchestrée.

L’aile droite du château hébergeait en fait le service de neuropsychiatrie.

Au fond du hall, se dressait un comptoir central qui ressemblait plus à la réception d’un hôtel qu’à l’accueil d’un hôpital.

Jack !

La jeune fille qui se tenait derrière était habillée en infirmière mais avait plutôt l’allure d’une actrice de films porno. Outrancièrement maquillée, elle les regardait s’avancer en affichant un sourire de réclame.

Jack !

Son opulente poitrine tendait dangereusement sa blouse, les boutons prêts à céder, les œillets écartelés découvrant le granité des aréoles. Mais Jack ne la regardait même pas. Quelqu’un l’appelait… Il jeta un œil aux escaliers qui grimpaient vers les hauteurs, à droite et à gauche du comptoir d’accueil. Un homme était assis sur une des marches de celui de gauche. Il était vêtu d’un pyjama bleu clair et d’une épaisse veste bleu marine.

Jack !

L’homme lui sourit et dévoila un cercle de chicots autour d’une énorme langue vineuse. Il serra les poings, pouces tendus vers les hauteurs.

Jack !

Jack regarda sa mère. Elle remplissait un formulaire. L’infirmière était penchée au-dessus du comptoir et sa blouse était à deux doigts d’exploser. Apparemment, ni l’une ni l’autre n’entendait quoi que ce soit. L’infirmière expliquait à Claire qu’ils avaient eu du flair d’être venus directement dans cette aile du bâtiment, car Helena Whateley venait juste d’être transférée dans le service de neuropsychologie… Son attaque lui avait laissé quelques séquelles, rien de grave a priori

Jack !!!

Jack se boucha les oreilles, sans le moindre effet.

Jack ! Jack ! Jack !!!!

L’homme sur les marches riait, mais aucun son ne sortait de sa bouche, comme si on lui avait sectionné les cordes vocales. Il indiquait frénétiquement l’étage de ses pouces tendus.

Jack n’hésita pas longtemps. Claire ne se rendit même pas compte qu’il empruntait l’escalier. La blouse de l’infirmière avait fini par céder et cette dernière avait du mal à remettre sa poitrine en place. Malgré les circonstances, Claire avait autant de mal à ne pas se moquer d’elle.

Jack passa le plus à l’écart possible de l’homme aux chicots, mais ce dernier se leva et le suivit en se déhanchant étrangement.

Jack ! Jack ! Jack !!!

La voix qui résonnait dans sa tête exprimait un mélange de cynisme, d’agressivité et de satisfaction…

Il déboucha sur un palier agrémenté de trois portes à battants. Il emprunta sans hésiter celle de gauche.

Approche, Jack !

La salle était haute de plafond, éclairée par une double rangée de néons. Tous les rideaux étaient tirés, comme si la lumière du jour risquait d’incommoder les malades. Vampires ? s’interrogea Jack. Il y avait deux rangées de lits, tous occupés.

Jack !

Elle n’avait pas ouvert la bouche, mais il sut immédiatement que la vieille dame qui occupait le cinquième lit sur la droite était sa grand-mère.

« Je suis si contente de voir que tu as fini par revenir sur les terres de tes ancêtres. »

Ce coup-ci, elle avait vraiment parlé. D’une voix rauque et chaude, probablement entretenue par l’abus de cigarettes…

Jack s’approcha. Il était à la fois terrifié et fasciné. Il avait l’impression de voir une copie vieillie de sa mère, avec un regard… aussi tranchant qu’une lame de rasoir.

« Je ne crois… je ne crois pas… que vous soyez contente, bégaya-t-il en fixant la pointe de ses chaussures.

— Eh bien, tu te trompes ! Approche et lève la tête. Un grand garçon comme toi n’a pas peur d’une vieille dame comme moi, tout de même ? »

Jack jeta un coup d’œil subreptice. Les patients qui n’étaient pas trop bardés de sangles et de drains le regardaient avec curiosité. Certains gémissaient faiblement, d’autres étouffaient de discrets ricanements. Bon, elle a raison, c’est quoi, cette attitude débile ? Je n’ai aucune raison d’être terrifié comme un gamin perdu dans le noir…

Et il leva résolument la tête.

Il se dit qu’une baleine touchée par un harpon devait ressentir à peu près la même chose. Il enregistra le visage d’Helena, très vite, puis ses yeux, bleu métallique, et ce fut comme si on lui plantait un croc de boucher dans le dos. Ses bras s’écartèrent du corps. Il eut l’impression que ses cheveux crépitaient. Que ses yeux s’écarquillaient. Que ses poils se hérissaient…

Tu vas enfin me dire qui tu es vraiment, Jack !

Il essayait de détacher son regard de ces deux boules de métal bleu, mais c’était impossible. Il ne pouvait plus bouger. Il ne pouvait même plus parler… Comment veut-elle que je lui réponde dans ces conditions ?

Helena n’attendait pas de réponse orale. Elle voulait une réponse fiable : la réponse de la chair, la réponse de l’âme…

Tu vas me le dire Jack ! Tu vas me le dire parce que tu n’as pas le choix… Le monstre qui t’a engendré va vouloir te libérer de mon emprise, mais pour cela il va devoir s’exprimer…

Quelque chose de bizarre, d’angoissant… se produisait dans son corps. Jack était incapable de l’analyser, mais il le sentait dans chacune de ses cellules. Il essaya encore une fois de s’arracher à l’attraction hypnotique d’Helena. Mais sa tête ne bougea pas d’un millimètre…

Autour de lui, les gémissements et les ricanements s’étaient accentués. Il ne pouvait pas bouger, mais son champ de vision lui permettait de voir, sur sa gauche, les deux lits les plus proches et leurs occupants… Une octogénaire à demi allongée, dont la tête ressemblait de plus en plus à celle d’une tortue. Son nez et sa bouche se mélangeaient en une sorte de bec caoutchouteux et ses paupières, presque transparentes, clignotaient à toute vitesse. Dans le lit voisin, un homme un peu plus jeune, couché en chien de fusil et bardé de perfusions, était agité de tremblements. Le drap qui le recouvrait glissa et laissa apparaître un postérieur poilu rehaussé d’une courte queue. Ça recommence… Les gémissements et les râles devenaient insupportables et Jack imagina sans peine que les autres patients de la chambrée subissaient eux aussi d’étranges métamorphoses. Il y avait cependant bien plus angoissant… Il ne pouvait pas les voir, mais il sentait des choses pousser sur son corps ! Il se transformait, et Helena souriait.

« Claire va enfin être obligée de reconnaître que j’avais raison… »

Jack vit alors une forme s’approcher du fond de la salle. Lorsqu’elle ne fut plus qu’à deux mètres de lui, il distingua une blouse blanche, de longs cheveux noirs, des bras pâles avec un tatouage en lettres gothiques qui précisait FRED FOR EVER, et une main tenant une seringue.

L’infirmier s’approcha d’Helena, lui entoura la poitrine d’un bras, la plaqua contre l’oreiller et lui planta la seringue dans l’épaule.

Tout alla alors très vite.

Jack… Je t’aurais… une autre fois… sois-en certain…

Il bougea un bras, puis l’autre, pivota sur la gauche et tomba sur une ménagerie insensée. Écailles, queues, becs, griffes, museaux, cornes, nageoires, fourrures… Qui se rétractaient, se transformaient, redevenaient bouches, nez, peau, poils, ongles…

Un deuxième infirmier tira alors sèchement l’un des rideaux et la lumière déferla dans la pièce. À travers la fenêtre, Jack vit une lune énorme, blanche sur fond de ciel bleu. Puis son regard tomba sur ses mains qu’il porta aussitôt à son visage.

Des plumes.

Il était recouvert de plumes !

Et grand temps de s’évanouir.