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Le volvox d’Aha

Tamisons et ombrageons notre dire et purifions-nous au fleuve relativiste.

Michel CASSÉ

Jack essaya de réorganiser sa mémoire, mais c’était impossible. Il se souvenait de la clinique, de sa grand-mère, des malades mutants et de son corps recouvert de plumes, mais il reprenait conscience dans un lieu qui ressemblait à un tripot, aux murs graisseux et à l’atmosphère enfumée. Ou plus précisément à l’arrière-salle d’un tripot. Là où il se buvait de l’alcool frelaté et où des joueurs ruisselants de sueur pariaient de grosses quantités d’argent dans des parties de poker enfumées… Ils étaient quatre, deux hommes, une femme et… la créature du parc !

Le pseudo lémurien jeta ses cartes sur la table.

« C’est quoi ce jeu de merde ! Ça sent la triche à plein nez ! »

Puis il tira une longue bouffée de son énorme cigare qu’il tenait comme une clarinette.

Il ne parle plus de façon bizarre, se dit Jack. Puis il réalisa que l’entendre s’exprimer en américain était finalement encore plus étrange.

La femme avait une peau de lait, des cheveux ailes de corbeau et était habillée comme une héroïne de vieux films de science-fiction. Short et bustier argenté avec des épaulettes en forme d’astronef, bottes montantes transparentes incrustées de planètes de métal. Elle s’approcha de la créature en souriant et caressa la fine couche de duvet qui lui tapissait le crâne.

« Aha… Pourquoi es-tu toujours aussi mauvais joueur ?

— Qui t’a demandé de me faire la morale, poupée ? »

La femme secoua la tête d’un air affligé. Son regard croisa celui de Jack.

« Tiens, notre petit protégé est de retour parmi nous. »

Ils se tournèrent tous vers lui et Jack reconnut les deux infirmiers qui avaient mis fin au délire animalier provoqué par sa grand-mère.

Il se frotta les yeux, se massa le cuir chevelu, fit glisser le pouce et l’index autour de son arête nasale. Bref, enchaîna tous les stéréotypes de l’humain désemparé qui se demande s’il est en train de sombrer dans un cauchemar sans fond, ou s’il devient tout simplement dingue.

Il pensa C’est quoi ce merdier ? mais se dit que cette question, même dans un rêve, ne conduisait nulle part.

« Où suis-je ?

— Dans un volvox… Alice pour les intimes, se présenta la jeune femme en inclinant la tête. Mais je ne fréquente que des intimes. Je suis une danseuse de la fin des temps en service commandé. L’infirmier un peu grassouillet, c’est Oliver et le maigrelet, c’est Stan. Deux gardiens du Delta.

— Ce sont des noms de code, précisa Oliver en faisant la grimace.

— Et ce volvox est une création de Aha, ajouta Stan. Avec tout ce que cela implique.

— Aha ? Ça veut dire quoi ?

— C’est le nom de la créature qui nous empeste avec son cigare, précisa Alice. »

Stan et Oliver entreprirent une explication sous forme de ping-pong verbal.

« Cet avorton est un seigneur de la Structure.

— Ou plus familièrement un dieu.

— Eh oui, il n’en a pas l’air, mais il est capable de créer des mondes.

— Bon, ça n’a rien à voir avec sa taille mais, comment dire, son pouvoir est limité, et il ne peut créer que des univers de poche, une cinquantaine de mètres cubes maximum… »

Oliver fit un geste circulaire de la main.

« Comme cette pièce. »

Jack ferma les yeux et s’accorda quelques instants de réflexion.

« Vous voulez dire que cette pièce, à elle seule, est un univers ?

— Exact. Il ne s’agit pas tout à fait d’un volvox, car il ne peut même pas bourgeonner, mais bon, le nain parvient quand même à floculer la Structure.

Jack ricana.

— Vous croyez vraiment que je vais gober ce délire ?

Alice secoua la tête. Contrairement aux trois autres, cette discussion ne paraissait pas l’amuser.

— Tôt ou tard, ce serait préférable.

Jack soupira.

— J’ai connu un type qui était capable de prédire l’avenir. Il y avait juste un problème. Dès qu’il le révélait, ce futur-là ne pouvait plus se produire. »

Oliver tripotait les cartes. Il essayait de tricher pendant que tout le monde s’occupait de Jack.

« C’est un peu gênant… lança-t-il nonchalamment pour entretenir la conversation.

— Des accidents mortels ont peut-être ainsi été évités, s’insurgea Stan qui trouvait ce prodige digne d’intérêt.

— Bien sûr… Mais comment vérifier qu’ils se seraient réellement produit ?

— Je ne sais pas…

— C’est tout bonnement impossible ! De la même manière que rien ne peut prouver que cette pièce est un… volvox, et pas un simple tripot de seconde zone. »

Aha explosa de rire. Sa bouche se fendit comme une saucisse qui aurait trop grillé dans une poêle.

Puis il s’arrêta net et fronça les sourcils.

« Attention… Quelqu’un approche !

Oliver, Stan et Alice le regardèrent d’un air hébété.

— Qu’est-ce que tu racontes ? demanda Stan.

— C’est impossible… ajouta Oliver.

Ils avaient l’air inquiet.

Aha éclata de rire.

— Je plaisante…

— Quel con ! », s’exclama Stan.

Tout le monde parut soulagé, sauf Jack qui commençait à en avoir marre d’être pris pour un demeuré.

« Pourquoi personne ne pourrait-t-il venir dans ce bouge ?

Aha sauta brusquement sur lui, agrippa sa chemise d’une main tout en tenant son cigare de l’autre, puis il tendit son cou comme il l’avait fait lors de leur première rencontre dans le parc.

— Parce qu’il n’y a rien autour de cette pièce ! Ou plutôt si : du vide. L’absence de matière qui pousse entre les univers et qu’affectionnent les Mouches.

— À tel point qu’elles ne le quittent jamais.

— Oh ça, non, jamais. Ça les tuerait !

— Il y a bien les Araignées, qui tissent leur toile sur la peau des mondes et se gorgent d’éruptions de matière…

— Mais elles non plus ne pourraient pas vivre ici.

— C’est comme si vous vouliez élever un canard au fond d’un aquarium, dit Oliver.

Stan l’interrogea du regard.

— Avant de mourir, ton canard pourrait tout de même tenir un bon moment. Tu crois qu’une Araignée serait capable de…

— Ça suffit ! Intervint Alice. Personne ne pourrait venir ici, tout simplement parce qu’il n’y a pas de porte.

— Oui… c’est exact, murmurèrent Stan et Oliver de conserve. Il n’y a pas de porte. »

Jack soupira une nouvelle fois. Il jeta un œil à la porte, puis fixa Aha toujours agrippé à sa chemise.

« Est-ce que cela vous dérangerait de lâcher prise, seigneur Aha ? »

Les deux infirmiers gloussèrent. Aha libéra un nuage de fumé sur le visage de Jack puis sauta sur sa chaise.

« Bon… Votre numéro est au point mais je commence à fatiguer. Alors, dites-moi à quoi rime cette mascarade, qu’on en finisse !

Stan et Oliver se regardèrent.

— On ne fait qu’exécuter les ordres.

— De qui ? »

Ils indiquèrent Aha d’un mouvement de tête.

« C’est le lémurien alcoolo tabagique qui mène la danse ?

Aha retroussa ses babines.

— Retenez-moi, ou je transforme cet humain en chair à porval !

Ce rêve est vraiment débile, maugréa Jack.

— En vertu de quoi vous écoutez ce… ce… cet avorton ? demanda-t-il aux deux infirmiers.

— Il sait reconnaître les kassakaappimies.

— Et alors ?

— Vous en êtes un.

— Ah bon ?

— C’est ce qu’il dit.

— Et vous avez confiance en lui ?

— Oui.

— Pourquoi ça ?

— Parce que c’est un messager.

— De qui ?

— De Dieu.

— Évidemment. Et Dieu accepte que son messager se saoule au Jack Daniel’s.

— Dieu accepte pas mal de choses.

— Oui, bien sûr… Je peux vous poser encore une question ?

— Toutes celles que vous voulez.

— C’est quoi un kassakaappimies ?

— Aha aime bien mélanger les langues. C’est du finnois, je crois. Littéralement, ça signifie cambrioleur.

— Je n’ai pourtant pas le profil d’un perceur de coffres !

— Il ne s’agit pas de coffres…

— De quoi alors ?

— De mondes. »

Jack mis un certain temps pour digérer cette nouvelle information. Le délire ambiant venait de monter d’un cran. Il se tourna vers Alice qui, malgré son accoutrement et sa pseudo-fonction, paraissait la moins ravagée de l’assemblée…

« Vous aussi, vous travaillez pour Dieu ?

La jeune femme esquissa un sourire moqueur.

— Vous plaisantez ? Ceux pour qui je travaille sont bien plus importants que ça…

— Plus importants que Dieu… Bien sûr…

Aha bondit de sa chaise et s’avança vers la porte.

— Tu vois cette porte ? Eh bien elle est condamnée. Attention, elle n’est pas fermée à clef. En fait, elle n’existe pas vraiment. Elle est composée de bois et de fer… Mais pas que… Elle fait partie de la peau du volvox, comme les murs. Et seul un kassakaappimies serait capable de l’ouvrir…

— En la transformant en une véritable porte, conclut Alice. Alors si tu veux en finir avec cette mascarade, ouvre cette porte et sortons d’ici. »

Jack esquissa une grimace en coin. Qui signifiait à la fois « Vous me prenez vraiment pour un demeuré ! » et « Mais dans quel but ? » Un léger doute germa sous son crâne.

Il regarda la porte. Ferma les yeux. Les rouvrit l’air décidé.

« Ok. Finissons-en ! »

Il s’avança et saisit la poignée. Une poignée classique. Au contact « normal ». Mais lorsqu’il voulut la tourner, rien ne se produisit. Elle ne bougea pas d’un dixième de millimètre.

Il s’excita un instant, puis passa ses mains sur la porte elle-même. Le contact était plus étrange et lorsqu’il arriva à la jonction avec le mur, il réalisa qu’il n’y avait pas vraiment d’espace. Juste une petite dépression.

« C’est quoi, ce bordel ?

— En tant que créateur de mondes, Aha est totalement nul. On t’avait prévenu. Il est tout juste bon à amuser les nourrissons.

— Essaie de bouger la table. Et tu vas voir. Même pas foutu de créer des meubles autonomes, qui puissent être déplacés dans la pièce. »

Jack s’approcha de la table et appuya la paume de ses mains contre le rebord. Elle ne broncha pas. En y regardant de plus près, il remarqua qu’il n’y avait pas de solution de continuité entre le sol et les pieds.

Il se retrouva instantanément en sueur.

Je suis toujours évanoui et je vais me réveiller… je vais me réveiller… Je vais me réveiller…

Mais il ne se réveilla pas.

Oliver regarda sa montre.

« Il faut se dépêcher Jack, ils vont bientôt arriver dans la chambrée…

— Qui ça ?

— Ta mère, l’infirmière en chef, je ne sais pas… Tout ceux qui grimpent les escaliers depuis qu’ils t’ont entendu crier.

— Ils montent si lentement que ça ?

— En dessous d’un certain seuil volumétrique, plus un univers est petit, plus le temps s’y écoule rapidement. Une heure ici correspond à une seconde dans l’univers charnière.

Jack était livide. Deux gouttes de sueur glissaient le long de ses tempes.

— Je ne me sens pas bien… J’étouffe. Ouvrez la porte.

— Il n’y a pas de porte.

— La fenêtre alors ?

— Il n’y a pas de fenêtre. Le volvox est fermé sur lui-même. Mais toi tu peux l’ouvrir.

— Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?! Je ne peux rien faire du tout, et en plus je suis claustrophobe. »

Jack s’approcha d’un des murs et le tambourina des poings. La substance en était légèrement élastique…

« Je vais mourir. Ouvrez une fenêtre, faites quelque chose, merde !

— Il n’y arrive pas, soupira Oliver.

— Je vous avais bien dit qu’il n’était pas prêt, dit Alice.

— Tu ne nous avais rien dit du tout, s’indigna Oliver.

— Peut-être, mais je le pensais. Ce n’est pas moi qui ai eu cette idée saugrenue.

Stan acquiesça.

— C’est le nain.

— Le nain, il vous emmerde. Le nain, il a des comptes à rendre.

— À qui ? demanda Jack au bord de la syncope.

— À Dieu, bien sûr. »

Oui, bien sûr… À Dieu…

Et il s’évanouit.

 

cabochon

 

Jack revint à lui, affalé contre un lit, la bouche pâteuse comme s’il avait un peu trop forcé sur l’alcool. Il essaya de se lever, mais il était comme vidé de tout influx vital. Il vit alors sa mère arriver en courant.

« Jack… Jack… Qu’est-ce qui s’est passé ? »

Il aurait bien voulu lui répondre, mais il n’en avait aucune idée. Les malades étaient sagement allongés dans leur lit, pour la plupart perfusés. Sa grand-mère avait l’air de dormir. Il vit un infirmier disparaître au fond de la salle, et il crut reconnaître Oliver. Ou tout au moins l’infirmier qui avait fait une piqûre à sa grand-mère.

Claire était très inquiète et il se força à sourire.

« Je ne sais pas… Mais ça va mieux maintenant. Je crois que j’ai eu un malaise. La chaleur, peut-être. Et Helena…

— Votre grand-mère est sous tranquillisant, l’interrompit l’infirmière en chef.

— Ce que je voulais dire, c’est que…

— Elle est revenue à elle de façon spectaculaire, précisa-t-elle. Mais elle a eu des bouffées délirantes et nous avons été obligés de lui injecter un puissant sédatif. Mais ne vous inquiétez pas…

— Je ne m’inquiète pas pour elle, lança Claire, mais pour mon fils. Vous ne voyez pas comme il est pâle ?

L’infirmière en chef observa Jack, puis lui tâta le pouls.

— Nous allons l’examiner. Mais ça n’a pas l’air bien grave. Suivez-moi… »

Jack allait quitter la salle, soutenu par un infirmier qui ressemblait étrangement à Stan, lorsqu’un bruit lui fit lever la tête. Il crut voir une petite silhouette disparaître derrière une poutre métallique, puis une forme tomba doucement du plafond en tourbillonnant.

Il tendit la main.

Une plume grise se posa sur sa paume.