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Mondanités

Alors peut-être que nous nous sommes rencontrés dans des trucs de mode VIP ? Frôlés dans l’entrée du Doppelganger ou au Jet Lounge ? Peut-être que nous avons bu des cocktails à une projection privée sans même nous voir, hein ?

B. E. ELLIS

Après qu’il eut subi quelques examens de routine, il s’avéra que Jack ne présentait aucun trouble particulier. Le médecin qui l’avait examiné optait pour un coup de fatigue sur fond légèrement dépressif, et lui prescrit une batterie de remontants. Jack ne dit rien sur ce qu’il préférait pour l’instant interpréter comme un pur délire hallucinatoire. Avait-il été hypnotisé par Helena ? Avait-il rêvé cette histoire d’univers de poche une fois évanoui ? Il n’avait pas la réponse et préférait ne pas connaître celle d’un psychiatre.

L’infirmière en chef était alors venue les prévenir que le directeur de la clinique souhaitait les rencontrer. Le rendez-vous avec Blaylock, le médecin qui suivait Helena, pouvait être reporté d’une heure. Les souvenirs que Claire gardait de Ray Chambers n’étaient pas très folichons et elle se serait bien passée de cette entrevue, mais elle pouvait difficilement décliner une invitation du directeur de Castlewood.

 

cabochon

 

Le couple directorial avait ses luxueux appartements au dernier étage de la clinique.

Ray Chambers les reçut en chemise blanche, costume gris et chaussures vernies blanches. Il tétait un fume-cigarette en ivoire et donnait l’impression d’être à un cocktail d’ambassade au cœur des années cinquante.

Il afficha un sourire cinématographique et serra chaleureusement la main de Claire.

« Je suis content de vous revoir chère amie. Vous n’avez pas changée. Vous êtes toujours aussi rayonnante…

— Je vous remercie pour le compliment, vous par contre… »

Elle le dévisagea de la tête aux pieds.

« Vous êtes méconnaissable ! Vous n’étiez pas aussi… volubile. Ni aussi chic. Excusez ma franchise, mais je vous trouvais plutôt… poussiéreux. Un peu gris, pour dire la vérité.

— Je n’étais alors qu’un psychiatre sérieux et besogneux, mais depuis, j’ai rencontré Marilyn, et le monde a changé. »

Comme par un tour de magie, une femme émergea d’un paravent qui masquait un canapé.

Elle était presque nue, ce qui fit déglutir Jack. Mais Claire n’eut pas le temps de s’en offusquer. Et c’est tout autre chose qui la fit s’exclamer.

« Mon dieu ! »

Le visage de Marilyn était recouvert d’un masque. Ce qui n’était pas en soi horrifiant. Mais ce masque était vivant et muni d’une série de pattes qui le maintenait plaqué sur la peau en se rejoignant derrière la nuque. Un trou permettait au nez de dépasser et à la femme masquée de respirer.

Le directeur sourit.

« C’est une créature imaginée par Élisa Hart, une des plus brillantes artistes de la marina. L’animal se nourrit de peau morte. Son lent baiser vous assure un gommage parfait. »

Marilyn détacha l’araignée plate de sa nuque. L’animal s’envola en ondulant, les pattes à la verticale ressemblant à ce que pourrait donner le croisement d’une raie avec une méduse. Elle alla se poser sur ce qui devait être son perchoir : une tige métallique surmontée d’une sphère dorée qu’elle entoura comme une coiffe.

Marilyn vint à leur rencontre d’une démarche féline. Elle portait un minuscule short rouge et un bustier moulant, très échancré. Ses bras et ses jambes étaient couverts de tatouages mobiles en forme de croix, de cœurs transpercés, de couronnes d’épines. Son visage était tellement parfait qu’il paraissait synthétique.

« Vous savez, dit le docteur Chambers, c’est toute la région du delta qui a changé.

— Et pas forcément en bien, ironisa Claire. Faire de la lande une zone protégée où l’on doit circuler en calèche c’est un peu…

— Surprenant ? Exactement ! Comme tout ce qui se passe dans le coin depuis le développement intensif de la station balnéaire, juste après votre départ, il y a une quinzaine d’années. La région était alors dominée par Arkham, ville au parfum suranné, qui avait du mal à ouvrir ses portes au futur. Alors Kingsport s’en est chargé en misant tout sur Stellavista. Les îles, la lagune, les plages… Une faune et une flore exceptionnelles. Un territoire qui ne demandait qu’à être investi…

— Mais c’est l’aménagement de la marina et les ateliers laboratoires des bioartistes qui ont définitivement fait basculer les choses. La cerise sur le gâteau pour les riches oisifs de la station balnéaire, précisa Marilyn en frôlant Jack de la poitrine.

— Ça ne m’explique pas vraiment comment vous avez pu changer à ce point-là, docteur Chambers…

— Vous pouvez m’appeler Ray, Claire, nous sommes maintenant du même monde. »

Il afficha un sourire carnassier, puis reprit le fil de la discussion sans laisser à Claire le temps de s’exprimer.

« Marilyn a vécu deux ans au couvent d’Arkham où elle fut la proie de puissantes crises mystiques. Ses hallucinations se firent de plus en plus étranges. Visions divines ou démoniaques ? Difficile de trancher. La mère supérieure voyant que les autres religieuses commençaient à être contaminées lui a conseillé, pour ne pas dire ordonné, de venir faire un séjour à Castlewood. Le docteur Blaylock, spécialiste des décompensations psychotiques, n’obtint que de passables résultats. Attiré, je le reconnais, par la troublante beauté de cette patiente, je décidai alors de prendre moi-même les choses en mains.

— Et il les prit si bien que depuis… »

Marilyn lui lança un baiser du bout des lèvres.

« … C’est devenu mon petit Jésus à moi tout seul.

Ray rougit.

— Marilyn… »

Jack était persuadé qu’il avait totalement imaginé la scène du tripot clandestin avec Aha, les infirmiers et la danseuse de la fin des temps. C’était tellement délirant qu’il ne voyait pas comment elle pouvait s’insérer dans la réalité. Mais en écoutant Ray et Marilyn Chambers, il se dit que réalité ne signifiait pas nécessairement réalisme et qu’on s’imaginait bien souvent la réalité de façon plus réaliste qu’elle ne l’était vraiment.

Claire se racla la gorge. Une façon polie d’interrompre l’échange de louanges entre le directeur de Castlewood et sa charmante épouse.

« Pouvez-vous juste me dire quelques mots sur ma mère ? Nous sommes partis hier matin de Las Vegas pour sa veillée funèbre et on m’annonce aujourd’hui qu’elle est tirée d’affaires…

— Excusez-moi, j’avais presque oublié que, malgré les apparences, vous n’êtes pas ici en villégiature.

— Comment ça, “malgré les apparences” ?

— Eh bien… vous pourriez avoir loué une villa à Stellavista, le long de la Riviera, et n’être ici que pour apprécier les charmes du delta. Vous en avez maintenant les moyens…

— Oui, vous avez raison, c’est ce qui nous rapproche. On nous respecte uniquement pour notre compte en banque. C’est madame votre épouse qui vous permet un tel luxe ?

— Ma mère a suivi un chemin semblable au vôtre en héritant de la fortune et des entreprises de Martin Vaughan, numéro un des ventes de cacahuètes aux USA, s’empressa d’expliquer Marilyn avec un soupçon de fierté. Elle était tellement ravie que Ray se soit substitué à Jésus dans mon panthéon personnel qu’elle nous a offert la clinique en cadeau de mariage. Enfin, quatre-vingt quinze pour cent des parts, plus précisément, pour respecter la loi. Mais les actionnaires qui possèdent les cinq pour cent restants n’ont pas beaucoup de poids dans le conseil d’administration, gloussa-t-elle en se massant négligemment la poitrine.

— C’est un peu de ma faute si notre conversation a de nouveau dévié, mais pourrais-je enfin avoir de plus amples renseignements sur l’état de ma mère ?

— Helena Whateley a eu un accident vasculaire cérébral qui l’a plongée dans le coma. Contre toute attente, elle en est miraculeusement sortie quarante huit heures plus tard. Hormis quelques séquelles neurologiques s’exprimant sous forme de bouffées délirantes, elle se porte comme un charme… Une expression qui lui convient par ailleurs très bien.

— Pour être tout à fait honnête, je ne sais pas si cette nouvelle me ravit. Vous conviendrez qu’on peut difficilement souhaiter du mal à sa mère… Elle a cependant elle-même souhaité la mort de mon fils… Son propre petit-fils. Alors vous comprendrez bien que…

— Helena est impulsive et fantasque, mais je ne pense pas qu’elle serait capable de passer à l’acte.

— S’agissant de la vie de mon fils, je préfère ne pas tenter l’expérience.

— Eh bien moi, oui. »

Jack ouvrait la bouche pour la première fois, et les Chambers se tournèrent vers lui comme s’ils venaient de réaliser qu’il n’était pas muet.

Jack les ignora.

Claire était effarée.

« Jack ! Que se passe-t-il ?

— Rien de spécial, mais j’en ai marre qu’on prenne toujours les décisions à ma place. Tu vas certainement vouloir partir le plus vite possible pour Londres ou Las Vegas ; eh bien ! moi, je reste ici… »

Il jeta un œil aux Chambers.

« Et je ne crois pas que ce soit le lieu idéal pour déballer nos affaires de famille !

— Entièrement d’accord avec vous jeune homme, approuva Ray, mais ce que pense votre grand-mère regarde tout le monde. Même un faux démon cache toujours un vrai problème… »

 

cabochon

 

La tirade agacée de Jack n’avait aucunement déstabilisé les Chambers. Ils faisaient partie de la jet set du delta et étaient habitués aux sautes d’humeur de leurs congénères. Leur parcours de parvenus ne pouvait que leur faire apprécier la compagnie d’une ancienne infirmière devenue milliardaire après avoir épousé un producteur de films pornos, et de son fils, progéniture d’un démon selon les dires d’Helena Whateley, sa propre grand-mère…

Les Chambers avaient même invité Claire et Jack à l’inauguration d’une création du bioartiste Caruso Diamantina dans le parc de Castlewood, le surlendemain soir.

 

Claire était allée à son rendez-vous avec le docteur Blaylock. Jack avait besoin de prendre l’air. De briser ce flot d’événements qui suivait un tracé inéluctable.

Il quitta le hall sous le regard électrique de la réceptionniste. La lumière qui inondait le parc agressa ses rétines. Il s’avança sur l’esplanade en terrasse. Deux escaliers s’en détachaient telles des ailes de papillon. Il emprunta celui de droite. Il allait poser son pied sur la dernière marche lorsqu’il entendit un bruit de sabots. Il leva la tête, juste à temps pour apercevoir un cheval noir déboucher de la forêt sur sa droite et emprunter l’allée qui conduisait à l’entrée du château. Le cavalier paraissait soudé à sa monture.

À une dizaine de mètres de l’escalier, il sauta à terre. Le cheval s’immobilisa devant Jack qui était resté pétrifié sur la première marche.

Le cavalier était un garçon brun aux yeux verts, du même âge que Jack. Il pointa un doigt devant lui.

« Je parie que tu es Jack Browser, le petit fils d’Helena Whateley. »

Il tendit la main sans attendre de réponse.

« Richard Chambers, le fils des châtelains.

Jack hésita un court instant puis serra la main tendue.

— Décidemment, tout le monde sait que nous sommes ici.

— Normal, Helena Whateley est une star, et toi…

— Moi ?

— Eh bien, il paraît que tu es unique en ton genre également.

— Qu’est-ce que tu entends par là ?

— On verra ça plus tard, suis-moi, je vais te faire visiter les lieux. Ta mère s’est faite piéger par Ray et Marilyn ?

— Oui, enfin, non… Elle est allée voir le docteur Blaylock pour en savoir plus sur ma grand-mère. »

Richard confia son cheval à un palefrenier.

« Vérifiez sa patte avant droite. Je crois qu’il s’est planté une écharde… »

Il se tourna vers Jack.

« Ta grand-mère n’est pas vraiment malade. Elle est restée bloquée en phase cataleptique suite à une pratique soutenue de son “art”.

— En phase cataleptique ? »

Richard acquiesça.

« Et comment peux-tu affirmer ça ?

— C’est mon père qui me l’a dit. La thèse de l’accident vasculaire permet d’éviter le débat sur les démons et de rassurer tous ceux, et ils sont nombreux, qui accusent les bioartistes à chaque fois qu’ils croisent la route d’une bestiole un peu bizarre…

— Comme le lémurien à groin de tapir qui traîne dans le jardin du parc.

— Je ne vois pas trop de quoi tu parles, mais tout le monde te répondrait qu’une créature pareille s’est forcément échappée d’un des labos d’artiste de la marina.

— Et toi ?

Richard éclata de rire.

— Eh bien… Je dirais qu’ils n’ont peut-être pas tort.

— Et si je te disais qu’en plus elle parlait et picolait du whisky ?

— Ah ! Là, évidemment, c’est un peu plus étrange. Peut-être une chimère de perroquet, ou de mainate ?

— Avec pour résultat un être porcin et poilu ? Non… je ne crois pas.

Richard prit Jack par l’épaule et l’entraîna vers le haut de l’escalier.

— On discutera de ton étrange animal plus tard. Allons d’abord faire cette petite visite. »