L’ADN est le sexe. Il est la vénus de l’Ève mitochondriale, mais aussi de l’explosion précambrienne et de toutes les autres époques de diversification biologique et de colonisation de notre planète, et probablement de beaucoup d’autres. En ce sens il est réellement l’origine du monde.
Jo DAVIS
Claire savourait un tautog grillé et Jack une chaudrée de palourdes. Les événements récents paraissaient avoir pompé toute son énergie. Il dévora sa soupe d’une traite et commanda aussitôt une friture de calamars.
Ils s’étaient installés à la terrasse d’un restaurant de la marina. Le flux et le reflux quasi hypnotique de l’eau dans les canaux berçaient les voiliers et les yachts aux coques blanches pulvérisées de lumière. Les parasols rouges de la terrasse tremblaient comme des taches de sang sur la toile blanche et bleue de la mer caressée par un léger vent.
« Quel appétit ! s’extasia Claire. Ça fait plaisir à voir. »
Pour la première fois, depuis qu’ils avaient mis les pieds en Nouvelle-Angleterre, elle avait effectivement l’air réjouie.
Elle avala une bouchée de poisson, aussitôt suivie d’une gorgée de rosée. Elle huma l’air.
La brise marine était tout aussi enivrante que le vin.
« Il faut qu’on parle, Jack.
— Tu sais bien que je ne demande que ça.
Elle hocha la tête.
— J’ai probablement eu tort de cultiver le non-dit pendant des années. Mais j’ai plus de questions que de réponses à t’offrir. Et je ne pense pas que ce soit vraiment un cadeau.
— Depuis que nous sommes arrivés ici, je collectionne les questions. Alors si je peux avoir ne serait-ce qu’une ou deux réponses, ce serait déjà bien… »
Un serveur glissa devant lui l’assiette de calamars qu’il avait commandée. En voyant les bouquets de ventouses trembloter à l’extrémité des corps oblongs des céphalopodes, les mots de Gabriel lui revinrent en mémoire : « Dans la région du Delta, les démons n’ont pas de cornes ni de sabots. Ils ont des becs et des tentacules. » Il planta férocement sa fourchette dans l’un des petits corps flasques, comme s’il voulait conjurer un mauvais sort.
Claire vida son verre de vin d’un trait.
« Richard Chambers m’a fait comprendre quelque chose : tu as, toi aussi, l’âge de la majorité sexuelle. Et il est temps que j’arrête de te voir comme un gamin.
— Ce fanfaron aura au moins servi à quelque chose, grommela Jack.
— Je crois qu’il en rajoute parce qu’il a peur, Jack. Je ne sais pas de quoi, mais il a peur. De toi, peut-être…
— De moi ? Tu plaisantes ? Il me traite comme si j’étais son petit frère, alors que nous avons le même âge.
— Je te dis qu’il en rajoute. Mais ce n’est pas de Richard Chambers que je veux te parler… C’est de ton père. »
Le bras gauche de Jack fut saisi d’un tic nerveux, et il renversa son verre.
Le serveur accourut aussitôt pour constater les dégâts.
« Ne vous inquiétez pas. Il était presque vide », le rassura Jack.
Puis il se tourna vers sa mère.
« Tu n’as jamais voulu m’en parler. Pourquoi as-tu soudain changé d’avis ?
— Plein de gens, ici, sont prêts à te raconter tout et n’importe quoi. Alors finalement, je préfère que tu en saches le plus possible… »
Claire remplit son verre.
Jack entendit de fines particules de rosé crépiter dans l’air ensoleillé, comme si ses sens s’étaient soudain affinés.
« Le dernier homme avec qui j’ai fait l’amour avant de tomber enceinte était étudiant à l’université d’Arkham. Pour compléter mon mi-temps à Castlewood, j’assurais quelques permanences à l’infirmerie de l’université. C’est là que je l’ai connu… »
Elle avala une gorgée de vin, hésita, puis vida son verre et s’en servit un autre.
« Je suis tout de suite tombée amoureuse de lui. Nous nous sommes revus régulièrement et, quelques semaines plus tard, lors d’une soirée à la fac je lui ai un peu forcé la main.
— Si ce n’est que la main…
Claire regarda Jack d’un air effaré.
— Jack, tu…
— Eh bien quoi, tu viens de dire toi-même que j’avais l’âge de la majorité sexuelle…
Claire éclata de rire.
— C’était une formule toute faite. On a fait l’amour…
— Et le lendemain, il est parti à l’autre bout du monde, c’est ça ?
— Non. C’est loin d’être aussi simple. Lorsque je lui avoué que je l’aimais et que je n’avais pas seulement voulu me taper un footballeur musclé et séduisant, il m’a avoué qu’il était gay.
— Wouahou ! »
Jack écarta les bras et renversa la bouteille de vin.
Le serveur arriva de nouveau au pas de course.
Jack lui fit un petit sourire forcé.
« Ne vous inquiétez pas. Elle était presque vide. Mais vous pouvez en apporter une autre. »
Le serveur commençait à se demander si on ne le prenait pas pour un imbécile.
« C’est pour ça que tu n’as jamais osé m’en parler ?
— Non. Parce que Mark était stérile et que je n’ai fait l’amour avec personne d’autre à ce moment-là. »
Il avait fallu un bon moment à Jack pour encaisser ces révélations. Ils avaient déambulé dans les allées de la marina sans se dire un mot. La plupart des yachts n’avaient quasiment jamais connu le large. Ils mouillaient à une centaine de mètres de la côte pour des soirées guindées ou des orgies débridées, puis rentraient au port décharger leur cargaison de jet-setters défoncés.
Ils retournèrent sur le quai principal où se trouvaient les ateliers des bioartistes et s’arrêtèrent devant une vitrine qui exposait des plantes grimpantes munies de ventouses et de crochets, semblables à de gigantesques chenilles végétales.
Jack rompit brutalement le silence.
« Et tu l’as cru ? Tu ne lui as même pas demandé un certificat médical ?
Claire haussa les épaules.
— Non, ça ne m’est pas venu à l’esprit… Et puis demander ce genre de chose à quelqu’un dont tu as été amoureux, ce n’est pas très poétique.
— Et ne pas avoir de père, tu crois que c’est poétique ?
— Excuse-moi, Jack, mais vu ce que racontait ta grand-mère, je préférai avoir encore un léger doute.
— Nous y revoilà…
— De toute façon, Mark ne m’aimait pas et il était gay, qu’est-ce que tu voulais que j’en fasse ?
— Un père, justement.
— Tu voudrais quoi, alors ? Qu’on le retrouve et qu’on lui demande ce putain de certificat !?
— Pourquoi pas ?
— Et s’il le fournit ? Tamponné en bonne et due forme ? Tu ferais quoi, après ?
— Eh bien, je penserai peut-être que tu t’es tapé un mec un soir de défonce et que tu l’as oublié… Mais il me semble en fait comprendre quel est réellement le problème. Tu veux te convaincre qu’Helena est dingue, mais ce dont tu as peur, horriblement peur, c’est qu’elle dise la vérité !
Claire était livide.
— Ne me fais pas ça, Jack… Ne te mets pas toi aussi contre moi. »
Elle l’abandonna d’un pas rapide, en sanglotant.
Jack donna un coup de pied dans une canette qui traînait sur le quai. Puis son regard accrocha de nouveau la chimère végétale exposée dans la vitrine.
Il pénétra dans l’atelier d’artiste.
L’atelier était nimbé d’une lumière verte, sous-marine, produite par une série de néons de différentes formes, fixés aux murs et au plafond.
Des créatures phosphorescentes, transparentes, flottaient dans des poches plastiques suspendues à des filins qui tissaient une toile à mi-hauteur de la boutique. Sur une série de présentoirs, trônaient d’étranges chimères qui hésitaient entre le minéral, le végétal et l’animal. Mais ce qui attira immédiatement Jack fut une plante semblable à un palmier. La texture rappelait la chair de poulpe. En y regardant de plus près, les feuilles avaient l’apparence de tentacules plats, comme les extrémités des fouets d’un calmar géant. Et au centre du palmier, il y avait une sorte de bec.
L’artiste vint à la rencontre de Jack.
« Cette pièce vous intéresse ? Elle est splendide, n’est-ce pas ?
— Étonnante, effectivement… Il faut l’arroser, ou lui donner à manger ?
— Les deux. Il s’agit d’une plante carnivore. Alors elle a besoin d’eau, comme toutes les plantes, et de viande… Elle adore les rats, mais ne dit pas non à un petit moineau ou à une grosse mygale. Elle a l’allure d’un poulpe, mais sa chair est plutôt celle d’une tortue ou d’un lézard. Elle aime donc bien être exposée au soleil…
— Faites vous des pièces intelligentes ?
— Pardon ?
— Est-ce qu’il vous arrive de créer des chimères capables de tenir une conversation, ou de vous servir un verre de whisky. Je ne sais pas moi, un petit être à tête de tapir et à nez de porc, par exemple ?
— Vous vous moquez de moi ?
— Non, j’en ai vu un dans le parc de Castlewood.
— Impossible. Les pièces qui sortent de nos ateliers ont un système nerveux rudimentaire. Il s’agit de chimères figées ou à mobilité réduite et encore, il vaudrait mieux parler de mouvement que de mobilité. Nous ne créons pas de chimères d’animaux supérieurs, et encore moins d’humains… Votre petit être sort tout droit de votre imagination, à moins qu’il ne s’agisse d’une créature des territoires…
— Des territoires ?
— Ce ne sont que des rumeurs, mais il paraît qu’il existe un pont au milieu des marais. Et que ce pont conduit ailleurs, vers un autre monde… Votre petit cochon bavard vient peut-être de là…
— “Petit cochon bavard”, ça lui va très bien je trouve. Merci pour la définition… »
Jack marchait le long du môle en direction de l’hôtel. Les dominantes blanches et bleues ne pouvaient être que l’intention d’un peintre, se dit-il. Les mâts des voiliers paraissaient inclinés de façon chaotique mais dessinaient des lignes de fuite rappelant les tableaux de Paolo Uccello : chevaliers armés de lances interminables qui repoussaient les limites de la toile aux confins de l’univers. Décor virtuel dans lequel il se sentait paradoxalement réel, au moins autant que le démiurge qui aurait peint la marina.
Il eut soudain l’impression d’être seul au monde. Il vacilla sur le quai et, l’espace d’un instant, crut qu’il allait mourir. Son corps paraissait s’être vidé de l’intérieur. Il était si léger qu’une bourrasque de vent aurait pu l’emporter.
Si je meurs, là, maintenant, entre les deux lamelles bleues du ciel et de la mer, sous l’œil de qui sait quel dieu farceur, qu’aurai-je réellement vécu, et dans quel but ?
Jack avait passé sa petite enfance dans les hôpitaux. Les collègues de sa mère, infirmières et sages-femmes, s’étaient occupées de lui. Puis il y eut la crèche et les puéricultrices. Encore un univers de femmes. Quelques pères venaient chercher leurs enfants et il commença à ressentir un manque. Son père arriva à point nommé. Jo Browser était un bon « papa » et tout rentra dans l’ordre. Son travail l’accaparait, mais dès qu’il le pouvait, il emmenait Jack à la pêche ou voir un match de base-ball. Claire, qui était tout le temps triste, s’était mise à sourire, puis à rire. Il apprit plus tard qu’elle était de nature mélancolique et souffrait de troubles cyclothymiques. Elle suivait un traitement depuis plusieurs années, mais Jo avait apparemment sur elle plus d’effet que n’importe quel médicament. Jack était heureux, surtout lorsque Claire et Jo se marièrent. Ils habitèrent alors de somptueuses villas et voyagèrent beaucoup. Jo dirigeait plusieurs entreprises à travers le monde, dont une boite de production de films porno qui permit à Jack de se dévergonder à l’insu de sa mère. Jo était riche et Jack, qui adorait lire et voir des films, hérita à dix ans d’une bibliothèque digne de celle de Babel et d’une salle de projection privée aussi classieuse que le Louxor. À douze ans, il assistait à des conférences sur le shuffling génomique et suivait des cours sur la réalité intemporelle et l’échelle de Planck. Il était surdoué et avait les moyens de l’être. Mais, en contrepartie, il ne fit jamais partie d’une bande de gamins de quartier, ne se fit jamais un noyau dur d’amis que l’on garde toute sa vie. Cette existence luxueuse et nomade convenait bien, cependant, à son tempérament solitaire. Jusqu’à sa quatorzième année. Il connut alors sa première déconvenue amoureuse, la fille qu’il aimait lui ayant annoncé que la réciproque n’était pas vraie. Le même jour, alors que le soleil était devenu gris, le Falcon de Jo Browser s’écrasa contre les Rocheuses.
Et le soleil s’éteignit.
Jack flottait toujours dans l’air tiède de la marina, lorsqu’une gerbe d’eau l’arracha à ses songes.
« Alors Jack ! On se balade ? »
Après avoir effectué un superbe dérapage, Richard avait immobilisé son Tresco Line grenat à quelques centimètres du quai.
Il y avait deux filles à bord. Une blonde aux yeux bleus, parée d’un simple string, et une rouquine aux yeux verts, vêtue d’un bikini jaune.
Jack ne vit d’abord que des couleurs puis il les associa à des formes. Jambes, seins, bras, cheveux, yeux… Il sombra alors dans un lac émeraude.
« Non… Enfin, oui… Mais là, je rentrais à l’hôtel.
— Eh bien grimpe. On te ramène. »
Richard avait calé le hors-bord contre une rangée de pneus pendus à flanc de quai.
Jack s’avança. Le plancher du bateau était environ un mètre plus bas.
Il hésita un instant, vit le regard moqueur de Richard et sauta. Le bois était mouillé et glissant. Il tituba, saisit le bras le plus proche. Un autre bras se glissa derrière son dos.
« Je me doutais que ma copine allait te plaire, Jack, mais là, tu brûles un peu les étapes, non ? ironisa Richard.
Jack se rendit compte qu’il était quasiment dans les bras de la fille aux yeux verts. Il s’écarta, au comble de la confusion.
— Excusez-moi… Je…
— Vous êtes Jack Browser, n’est-ce pas ? Richard nous a parlé de vous. Moi, c’est Véra… Véra Tourmaline. »
Jack allait lui tendre la main, lorsqu’elle s’approcha et l’embrassa sur les joues.
Richard remarqua le geste avorté de Jack.
« Relax, Jack. Tu devrais venir ce soir avec nous à Innsmouth, loin des boîtes à touristes et des bars pour rupins. Ça te décoincerait un peu… En attendant, tu pourrais également faire la bise à Rachel.
— Oui… Bien sûr… »
Il essaya de garder une certaine distance, mais Rachel se serra naturellement contre lui pour l’embrasser en faisant ballotter ses seins nus sous son nez.
« Alors Jack ? Une petite virée à Innsmouth, ça te tente ? », insista Richard.
Jack acquiesça. Mais la poitrine de Rachel n’était pour rien dans sa décision.
Il se demanda simplement quelle était la couleur d’une tourmaline.