10
Deep Blue

Et à travers tout ce révoltant cimetière de l’univers, un battement de tambour assourdi, à rendre fou, et la faible plainte monotone de flûtes impies, venus de lieux obscurs, inconcevables, au-delà du Temps…

H. P. LOVECRAFT

Il retrouva Claire au bar de l’hôtel. Il avait l’impression que sa mère passait l’essentiel de ses journées une coupe de champagne à la main. Elle lui indiqua le tabouret à côté d’elle en souriant.

« Excuse-moi pour tout à l’heure. Je n’aurais pas dû te laisser en plan.

— Tu avais très soif, peut-être ?

Claire soupira.

— Jack…

— Je suis fatigué. Je vais aller me reposer un moment. »

Claire se tourna vers le barman.

« C’est mon fils : Jack. »

Le barman lui fit un petit signe de tête amical.

Jack lui renvoya un sourire coincé. Il n’avait pas envie qu’une conversation s’installe. D’autant plus que sa mère avait la voix pâteuse et qu’elle devait déjà être un peu ivre.

Elle présenta le barman à Jack.

« Peter est un copain d’enfance. On était dans la même classe au collège d’Arkham…

Raté

— Décidément, tout le monde te connaît dans cet hôtel. Après le cuistot, le barman.

— Le cuistot. Quel cuistot ? », s’étonna sa mère.

Jack préparait une réponse un peu sèche, signifiant qu’elle le verrait le jour où elle songerait plus à manger qu’à boire, mais ce qu’il vit dans le miroir au fond du bar le rendit soudain muet.

Peter était un brun moustachu d’une quarantaine d’années, vêtu d’une chemise blanche rehaussé d’un nœud papillon noir assorti à son pantalon. De face en tout cas. Car dans le miroir, son dos était celui d’une femme élégante portant une robe lamée d’argent, très échancrée, mettant en valeur une cambrure incontestablement féminine.

« Eh bien, qu’est-ce qui t’arrive ? s’inquiéta Claire. Tu m’as l’air tout pâle !

— Finalement… je prendrais bien… »

Jack jeta un coup d’œil rapide à la rangée de bouteilles vissées sur les doseurs automatiques derrière le barman.

« … un Jack.

— Joli choix fit remarquer Peter. Assorti à votre prénom… »

Il prit un verre sous le comptoir et se tourna pour le remplir au doseur.

Le dos du barman était tout ce qu’il y avait de plus normal : chemise blanche et pantalon noir.

Jack lâcha un soupir de soulagement, mais ce dernier fut de courte durée. Dans le miroir, le barman avait une longue chevelure blonde et une robe en lamée, tout aussi échancrée au niveau de la poitrine qu’au niveau des fesses. Lorsque leurs regards se croisèrent, la blonde lui fit un clin d’œil en pressant le verre contre le doseur.

Le barman se tourna et posa le whisky sur le comptoir.

Jack fit tinter les glaçons et l’avala cul sec.

Puis il esquissa une petite révérence et lança :

« Mesdames, veuillez m’excuser, mais je suis vraiment très fatigué. »

Et il s’éloigna vers les ascenseurs sous le regard médusé de sa mère.

 

cabochon

 

Il était sur le point de s’endormir, lorsque Claire pénétra dans la suite en claquant la porte.

Elle rentra dans sa chambre sans prendre la peine de frapper.

« Maman… J’allais m’endormir… Je suis crevé au point d’avoir des hallucinations. Enfin, ce serait souhaitable que ce soit le cas.

— Ce n’est pas une raison pour dire des inepties à un ami…

— Rien n’est tout à fait normal dans le coin, alors il n’y a aucune raison que j’échappe à la règle. Et puis quelque chose me dit que ton… ami n’a pas été choqué.

— Effectivement… Ça l’a plutôt amusé. C’est moi qui m’inquiète. J’ai peur que tu fasses une bêtise… »

Elle éclata en sanglots.

« J’aurais dû te raconter tout ça depuis longtemps… »

Jack se leva et prit sa mère dans ses bras.

« Ne t’inquiète pas. Ça va aller. J’ai juste besoin de me reposer un peu. »

Il essuya les joues de Claire du dos de la main.

« Et tu devrais faire pareil.

— Tu as raison. Je vais me faire couler un bain. »

Elle se dirigea vers le minibar.

« J’ai eu des nouvelles d’Helena. Ils l’ont mise en sommeil provoqué pour une durée de quarante huit heures. Le médecin pense qu’ensuite elle sera tirée d’affaire… »

Elle se tourna vers son fils.

« J’ai peur, Jack. Je ne sais pas comment elle va réagir.

— Va prendre ton bain, maman. On a deux jours pour voir venir… »

Elle acquiesça en souriant, prit une bouteille de champagne dans le minibar et pénétra dans la salle de bain.

 

cabochon

 

Il ne savait plus comment s’appelait cette boîte. Richard avait fait tourner un joint dans la voiture et il était déjà bien défoncé en arrivant à Innsmouth. Ils s’étaient installés tout au fond, dans une alcôve tapissée de coussins rouges. Jack avait bu pas mal de Blue Delta. Richard et Rachel n’arrêtaient pas de se peloter. Des lumières stroboscopiques pulsaient au rythme d’une musique électronique assourdissante. Jack essayait de parler à Véra, mais la musique était trop forte. Elle portait un bustier moulant noir et un short rouge. Jack avait envie de la toucher, de l’embrasser, mais il n’osait pas. Rachel avait réussi à être encore plus avare en tissu. Une robe réduite au strict minimum : deux bretelles qui couvraient tant bien que mal la pointe de ses seins et une jupette qui ne cachait même pas son string. Deux hommes que Richard avait l’air de bien connaître se joignirent à eux. L’un d’eux sortit une liasse de billets qu’il tendit à Richard. Ce dernier les glissa dans sa poche et se leva. Il vint vers Jack et lui fit signe de l’accompagner au bar. Jack le suivit, ne comprenant pas très bien ce qui se passait. Richard tendit un des billets au barman et mit les autres dans sa poche. Jack se retrouva en train de siroter un Blue Delta. Du comptoir, ils avaient une vue plongeante sur l’alcôve. L’un des hommes, le plus petit, était en train de lécher les pieds de Rachel. L’autre avait déboutonné le bustier de Véra et lui suçotait les mamelons. Jack était sidéré. Richard plaisantait avec le barman. La langue du petit homme s’étira soudain comme celle d’un caméléon, glissa le long des jambes de Rachel et s’immisça sous sa jupette. Un tentacule s’extirpa d’une des manches de la veste de l’autre homme et s’entortilla autour de la poitrine de Véra. Les filles gémissaient. La musique avait des accents de plus en plus industriels. Lourds martèlements sur des poutres de métal. Leurs gémissements étaient cependant audibles, comme si elles avaient plaqué leurs lèvres contre les oreilles de Jack. Des tentacules de plus en plus nombreux s’extirpaient des vêtements des deux hommes et s’enroulaient autour des corps dénudés des filles. Les langues de caméléon allaient et venaient entre leurs cuisses. Les gémissements se mélangeaient à la musique ferraillante en une symphonie stroboscopique. L’alcôve prenait l’allure d’un aquarium. L’air sentait la vase et la sueur, la mer et le sexe. Les deux hommes s’étaient maintenant complètement transformés en poulpes et les corps s’enlaçaient en une orgie de chairs et de ventouses.

Jack commençait à paniquer. Il implora Richard du regard, mais ce dernier éclata de rire. Et plus Jack paniquait, plus Richard ricanait comme un dément.

Il remarqua alors que quelque chose était écrit dans la paume de sa main : Toutes les portes ne sont pas bonnes à ouvrir.

Jack poussa un mugissement inhumain qui écrasa les autres sons de la boîte…

Il se réveilla en sursaut, dégoulinant de sueur.

 

Le téléphone sonnait. Il décrocha. C’était Richard. Il l’attendait dans le hall.

Jack jeta un œil à la pendule murale : vingt heures. Il avait dormi deux heures.

Le cauchemar dont il venait de s’extirper était si poisseux qu’il avait l’impression d’être un insecte arraché à un papier tue-mouches.

Il ouvrit le robinet du coin-cuisine et resta un bon moment la tête sous le filet d’eau fraîche. Puis il avala d’un trait une canette de Coca glacé.

 

La porte de la salle de bain était entrebâillée et il aperçut une main glisser le long de la baignoire telle une araignée dodue, saisir un verre de champagne, puis remonter vers sa tanière.

 

cabochon

 

Un Brabus G 800 Widestar noir décapotable aux sièges en cuir beige était garé devant l’entrée de l’hôtel. Le cœur de Jack s’arrêta de battre pendant une seconde.

« J’ai cru comprendre que tu avais un petit faible pour les voitures qui sortent de l’ordinaire… Alors j’ai emprunté celle de ma mère.

— Je préfère des modèles plus vintage, mais je dois reconnaître que celui-ci est superbe !

— Il est assorti aux filles installées à l’arrière. »

Rachel et Véra affichèrent un large sourire. Jack se contenta de leur adresser un petit signe amical. Il était sous le charme de la mécanique.

« Ta mère te laisse conduire ce monstre, alors que tu viens juste de passer ton permis ?

— Qui te dit que j’ai passé mon permis ? De toute manière, y’a jamais de flic sur la route d’Innsmouth. Et puis ce n’est pas moi qui vais conduire… »

Jack jeta un coup d’œil aux filles.

« … mais toi. »

Jack enregistra l’information avec un temps de retard et pensa avoir mal compris.

« Répète un peu, pour voir…

— Tu vas nous emmener à Innsmouth. Tu en as envie, non ?

— La question n’est pas là… Je n’ai pas de permis. C’est prévu depuis six mois mais on n’est jamais resté assez longtemps quelque part pour que je puisse le passer.

— Quelle importance ? Tu sais conduire ?

— Bien sûr. Je sers souvent de chauffeur à ma mère sous couvert de conduite accompagnée. J’ai même déjà piloté une voiture de course…

— Parfait.

— Et si on a un accident ?

— C’est dans ta nature d’envisager toujours le pire ? »

Richard lui tendit les clefs.

En règle générale, sa mère prenait toutes les décisions et une faune de serviteurs, des valets de chambre aux chauffeurs, exécutait ses ordres. À l’époque de Jo, il pouvait faire certains « trucs » gentiment subversifs, sans que Claire soit au courant. Son père l’aurait certainement laissé faire. Il sourit. La nostalgie éclairait ces moments enfuis d’une aura paradisiaque.

Il prit les clefs.

 

La route d’Innsmouth longeait la crête qui surplombait Stellavista. Ils doublaient de temps en temps un véhicule, mais n’en croisaient quasiment aucun. En contrebas, la station balnéaire grouillait de monde. Les touristes quittaient les plages pour aller remplir les cafés et les restaurants.

 

La route s’étendait en ligne droite sur une vingtaine de kilomètres, puis descendait en lacets sur le port d’Innsmouth.

Ils roulaient à cent à l’heure, mais l’habitacle était si confortable qu’ils avaient l’impression d’être arrêtés.

« Tu as vingt bornes pour lui faire cracher ce qu’elle a dans le ventre, lança Richard en tendant à Jack une petite pilule rose. Tiens, prend ça. Tu vas tout de suite y voir plus clair… »

Jack hésita un instant.

« Les hallus, j’ai eu ma dose.

— Rien à voir. C’est juste un remontant. »

Jack hésita encore.

« Tu es au volant d’une Widestar, avec deux superbes filles sur la banquette arrière. On est parti pour s’éclater toute la nuit. Alors, tu oublies tes vieux réflexes, et tu passes une vitesse. »

Jack avala la pilule et enfonça l’accélérateur.

Les arbres qui bordaient la route furent brutalement aspirés. 160 km/h. Son pied accentua la pression. 180 km/h. Il n’y avait plus de part et d’autre de la route qu’une bande continue, la vitesse ne permettant pas de distinguer les troncs.

Rachel prit Richard par les épaules et l’obligea à se pencher en arrière. Elle l’embrassa sauvagement.

Véra se contenta de masser les épaules de Jack.

« Pour le baiser, on verra plus tard… »

Richard distribua une autre tournée de pilules.

« Ça va tout de suite mieux, non ? »

Contrairement à la première, Jack la croqua lentement. Oui, ça va mieux… Il se sentait libre. Il y avait l’axe du bitume et son corps de métal qui fonçait dans la nuit. Il ne faisait plus qu’un avec la carrosserie, le moteur, les sièges. Il sentait les fesses de Véra frotter contre le cuir. Contre sa peau. Il accéléra encore. 200 km/h. Richard lança un cri de victoire. Les filles riaient. Puis Rachel se mit à gémir. Dans le rétroviseur, Jack vit qu’elle se masturbait. Véra aperçut son regard dans le miroir et lui tendit les lèvres. Il posa le bout de son index sur le rétroviseur et accéléra. 220 km/h.

Les lampadaires crachèrent des étincelles dans la nuit tombante, puis la vitesse piégea les lumières en un défilement stroboscopique. 250 km/h.

Un panneau indiqua le début de la route en lacets à un kilomètre de distance. Jack accéléra. Il avait toujours aimé le chiffre sept. 270, ça lui plaisait bien. L’automobile le sentait aussi car elle cessa de vibrer, comme si elle avait trouvé la fréquence parfaite où aucune tension ne contraignait les matériaux qui la composaient. Il se sentit soudain capable de toutes les prouesses. Il voyait le premier virage se dessiner au loin. Il décéléra doucement. Rachel était sur la route de l’orgasme. Véra avait du mal à masquer une pointe d’inquiétude. Richard snifa une petite pincée de poudre jaune.

« Tu sais ce que tu fais, Jack, hein ?

— Absolument.

— Alors, ça roule… »

La route était légèrement en pente, et il pouvait distinguer les premiers lacets.

Il était Jack mais il était également autre chose. Il aurait aimé rester à 270 km/h et s’envoler en bout de piste comme un oiseau biomécanique, mais il n’avait pas assez d’élan pour atteindre le pied de la colline et quand bien même, la voiture n’encaisserait pas le choc à l’atterrissage. Il ralentit. 250 km/h. Rachel haletait. Véra, tétanisée, avait fermé les yeux. Richard se leva en prenant appui sur le rebord du pare-brise. L’air s’infiltra dans sa bouche et lui gonfla les joues, le faisant ressembler à une baudroie. Ils n’étaient plus qu’à cinq cents mètres du premier virage. Il décéléra. 200 km/h. À deux cents mètres du virage, le compteur indiquait encore 150 km/h. Jack lâcha l’accélérateur et enfonça la pédale de frein. L’arrière de la voiture partit en dérapage contrôlé. Elle arriva dans le virage à 100 km/h. Jack lâcha le frein et donna un léger coup d’accélérateur. La Widestar se remit dans l’axe et décolla.

— Wouhoooouuuu !!! », s’exclama Richard en fermant les yeux.

Véra ouvrit les siens pour découvrir que la Widestar avait quitté la route. Elle hurla.

Jack planait. Dans tous les sens du terme. Il ne faisait toujours qu’un avec la mécanique et c’était comme s’il pouvait soudain actionner des ailes, un empennage, l’élément aérien lui était familier. Il positionna tranquillement les roues, fit rugir le moteur et attendit patiemment le choc avec le sol. Un pur moment d’éternité. Lorsque les pneus avant frôlèrent la terre, Jack accéléra et l’arrière du véhicule se posa presque en souplesse. Rachel émit une sorte de mugissement extatique. Aussitôt la voiture stabilisée, Jack enfonça de nouveau la pédale de frein. La Widestar partit en dérapage sur un tronçon de ligne droite d’une cinquantaine de mètres. À l’entrée du virage suivant, Jack braqua en poussant les gaz. Un pneu ripa dans le vide puis la voiture retrouva la route et Jack put enfin adopter une conduite plus orthodoxe.

En contrebas, les toits d’Innsmouth s’extirpaient d’une vague lumière verdâtre que dispensait une poignée de réverbères encerclés par la nuit tombante.

 

cabochon

 

Ils s’étaient garés à l’extérieur du village. Tout véhicule motorisé était interdit dans son enceinte. Les rues étaient de toute façon trop étroites et parfois juste carrossables. Une Widestar flambant neuve n’y ferait pas de vieux os.

Dès qu’ils posèrent le pied sur la terre battue du parking, Véra se rua sur Jack dans un nuage de poussière et lui tambourina la poitrine.

« T’es dingue ! Tu aurais pu tous nous tuer !

— Oh oui ! », s’exclama Rachel.

Richard ricana.

« En tout cas, nous venons d’en avoir la preuve, Jack est un vrai démon.

Véra se calma instantanément.

— Oui, tu as raison… Nous venons d’en avoir la preuve. »

Et elle partit telle une furie, nimbée d’une poussière spectrale, vers l’entrée du village.

 

cabochon

 

En pénétrant dans les rues d’Innsmouth, Jack eut l’impression d’avoir dérivé dans le temps. Seule l’artère principale, ou en tout cas ce qui en tenait lieu, était asphaltée. Les maisons en pierre de taille, plantées à flanc de colline, ne respectaient pas toujours les principes élémentaires d’architecture et semblaient avoir poussé là de façon anarchique, comme des champignons. Certaines, dans un état de délabrement avancé, avaient été restaurées à l’économie, avec quelques raccords de ciment, juste pour éviter qu’elles ne s’écroulent. De nombreuses vitres brisées étaient rafistolées par des bouts de carton ou de journaux, probablement pour empêcher les courants d’air. L’intérieur des maisons était chichement éclairé et Jack se demanda si les habitants utilisaient encore des bougies.

« On vient de débarquer au moyen âge, ou quoi ?

— Il y a une dizaine d’années, Innsmouth n’était qu’un petit village de pêcheurs, expliqua Richard. Un promoteur a voulu racheter toutes les maisons abandonnées. Il a fait plusieurs offres. Elles ont toutes été refusées. Il a insisté. Et il est tombé accidentellement du haut de la falaise. Cinq ans plus tard, la crique où les villageois vont pécher a été classée réserve naturelle et toute une catégorie de poissons, de crustacés et de mollusques, espèces protégées. Les habitants n’étaient plus autorisés à pêcher que deux variétés de poissons et de crabe pour leur consommation personnelle. Ils ont eu droit à un petit dédommagement, histoire de passer l’hiver. Un autre promoteur est venu. Il a fait plusieurs offres. Elles ont toutes été refusées.

— C’est impensable ! Quel intérêt ont-ils à vouloir conserver ces baraques pourries ?

— Ils veulent peut-être tout simplement qu’on les laisse tranquilles.

— Pour mourir de faim ?

— Ils sont pauvres, mais ils ne meurent pas de faim. Et puis le lieu a un certain charme…

— Il faut le dire vite », lança Véra en cherchant la main de Jack.

Un visage aux yeux globuleux s’était fugacement collé contre une vitre, puis avait aussitôt disparu.

La main de Véra était douce et électrique. Il frissonna. Leurs regards se croisèrent. Il avait déjà eu des aventures sexuelles mais n’était jamais tombé amoureux. Enfin… Pas à ce point-là. Quelque chose d’inhabituel était en train de se passer.

« Tu oses tenir la main d’un démon ? lui murmura-t-il à l’oreille.

— Disons que ce lieu m’inspire encore moins confiance que toi…

— Ils ont finalement accepté de céder un lot de caves au centre du village pour qu’elles soient aménagées en clubs, à condition que le personnel soit recruté parmi les habitants, poursuivit Richard.

— Génial…

— Tu ne crois pas si bien dire. »

Ils s’étaient arrêtés au seuil d’une maison que rien ne distinguait des autres, sinon la présence d’un gros heurtoir en bronze.

« On fait quoi là, exactement ? », s’inquiéta Jack.

Rachel mordillait l’oreille de Richard.

« On va au Deep Blue. C’est là que passent les meilleurs groupes. »

Richard donna deux coups de heurtoir. La porte s’ouvrit sur un homme d’une trentaine d’années au profil de culturiste, probablement le videur. Son accoutrement était hallucinant en un tel lieu : chemise blanche et costume noir. Il n’aurait pas dépareillé au sein de la famille Addams. Il observa le groupe puis s’arrêta sur Richard et lui fit un signe d’assentiment.

Ils pénétrèrent dans un minuscule hall meublé d’une chaise et d’une porte coulissante, juste en face de l’entrée. En passant devant le videur, Jack sentit une odeur étrange : un mélange de vase et d’eau de Cologne bon marché. Puis il entendit des bruits de percussions. Il pâlit. Il avait tout de suite reconnu les syncopes industrielles qui avaient émaillé son cauchemar.

Il tapota l’épaule de Richard.

« Dis-moi, le cocktail maison ne s’appellerait pas Blue Delta, par hasard ?

— Exact. Mais pourquoi tu me demandes ça ?

Véra lâcha la main de Jack.

— Comment fais-tu pour le savoir, si tu n’es encore jamais venu ici ?

— Je l’ai rêvé. »

 

cabochon

 

Le Deep Blue était le fruit d’un télescopage temporel. Il était constitué de plusieurs caves mitoyennes dont les murs de séparation avaient été abattus peu proprement, à coups de masse, en soutenant l’ensemble au fur et à mesure avec des étais de chantier, passablement rouillés. Puis tout avait été laissé en l’état. Aucun plâtre, aucune peinture.

After the bomb…

Le mobilier, tables et chaises, était par contre d’un design moderne, comme le bar, tout en verre et aluminium.

Ils s’étaient installés tout au fond, dans une alcôve tapissée de coussins rouges. Richard et Rachel n’arrêtaient pas de se peloter. Jack aurait aimé profiter pleinement de la soirée et tout particulièrement de la compagnie de Véra, mais il était obsédé par son cauchemar. Les deux hommes vont arriver… Et ensuite… Il noyait son angoisse dans le Blue Delta en surveillant les clients qui s’approchaient un peu trop près de leur alcôve.

Dans son rêve il n’y avait qu’une bande-son. Il pouvait maintenant voir les musiciens et ils ne correspondaient pas du tout à ce qu’il avait imaginé. Les boucles répétitives et lancinantes ne provenaient pas d’un synthé mais d’une contrebasse. Celui qui en jouait ne devait pas dépasser un mètre cinquante et était agrippé à son instrument comme une arapède à son rocher. Ses doigts pinçaient les cordes avec une précision métronomique émaillée de discrets accidents et de subtils décrochages de rythmes qui n’avaient rien de mécanique. Une fille à la peau laiteuse, tatouée d’étranges hiéroglyphes, tenait la batterie, customisée avec des plaques de métal et des bidons recouverts de tissus. Contrairement au contrebassiste, elle ne rejouait jamais deux fois la même cellule rythmique.

Puis il y avait le chanteur…

Une voix rauque, plus déraillée qu’éraillée, un corps en forme de poire et une gueule de congre.

Véra se pencha vers Jack.

« C’est cette histoire de rêve qui t’angoisse ? »

Jack hocha la tête.

« Ça ne prouve pas que tu sois un démon, tu sais… »

Jack sourit.

« Ça n’a rien à voir…

— C’est quoi alors ?

— Ce rêve était atroce…

— Et tu as peur…

— … qu’il se produise vraiment.

— Tu peux m’en dire plus ?

— Je ne préfère pas.

— Ça se passe où ? Ici ?

Jack acquiesça.

— Eh bien dans ce cas, allons au bar…

Jack eut l’air de se détendre.

— Excellente idée. »

Il allait se lever lorsqu’une fille s’arrêta devant l’alcôve.

« Wendy ! s’exclama Richard. Tu travailles au Deep Blue ?

— Non, non, je suis là en simple cliente.

— Tu prends un verre ?

— Si ça ne dérange pas tes amis.

— Tu plaisantes ? Jack, fais-lui une petite place… »

Wendy s’installa entre Jack et Rachel. Jack était soulagé car la réalité divergeait de son rêve. Véra appréciait beaucoup moins l’intrusion de cette nouvelle venue.

« Wendy est stripteaseuse au Red Lagoon et fait des tours de magie au Casino Club de Kingsport.

— Deux activités qui n’ont pas grand-chose à voir, fit remarquer Véra en buvant une gorgée du Blue Delta de Jack.

— Non, effectivement. Le striptease, c’est juste pour le plaisir », dit Wendy en accrochant le regard de Jack.

Elle avait une vingtaine d’années, mais ce genre de physique juvénile que seules les rides finissent par dater. Elle aurait pu avoir leur âge, voire moins… Ses cheveux châtains étaient coupés court et ses yeux marrons piquetés d’or, l’air espiègle, avec un soupçon de cruauté. Elle n’était pas belle comme peut l’être une femme mûre à l’épanouissement de sa féminité, mais incontestablement mignonne, une hybride de Lolita et de Peter Pan.

« Wouahou, ton ami dégage une sacrée énergie, Ric !

— Il s’appelle Jack. Et c’est un démon.

— Un démon ?! C’est pas vraiment l’impression qu’il me donne. Mais on va voir ça… »

Et Wendy embrassa Jack.

 

cabochon

 

Jack avait l’impression de couler. Le soleil éclairait les profondeurs d’une lumière vert bouteille. Les lèvres de Wendy étaient fraîches et salées. Autour de lui, l’eau était tiède. Réminiscences fœtales qui lui procuraient une incontestable sensation de bien-être. Il ouvrit les yeux et vit la scène, où les musiciens s’activaient, au-delà de l’épaule nue de Wendy. Ils jouaient au ralenti, au sein d’un brouillard bleuté, comme au fond d’une piscine. La gueule du congre s’ouvrait démesurément, libérait des flots de mots gluants emportés par un torrent de notes molles. Jack referma les yeux. L’eau était toujours aussi tiède, mais plus sombre. Vert nuit. La langue de Wendy s’insinua entre ses lèvres, trouva la sienne. Contact électrique. Il se dit qu’avec toute cette eau cela pouvait être dangereux. Peut-être pas aussi risqué qu’un coup de foudre, mais il fallait tout de même s’en méfier. Il voulut s’écarter de Wendy, mais il était comme aimanté. Une petite inquiétude vint troubler le liquide amniotique dans lequel il flottait. Il sentit l’eau remuer sous ses pieds, là où s’étendait le noir des profondeurs abyssales. Quelque chose toucha un de ses pieds, puis monta le long de son mollet. Une jambe, puis l’autre. Il commença à paniquer. Un monstre lançait ses tentacules du fond de l’océan pour le capturer. Un monstre gigantesque. Il sentit des ventouses se coller sur sa peau. Il voulait se dégager mais il était totalement pétrifié. Le baiser de Wendy valait bien le regard de Méduse. Les tentacules se ventousaient maintenant autour de ses hanches. Il commençait à suffoquer. La langue de Wendy se trémoussait dans sa bouche comme une murène dans sa tanière. Les ventouses glissèrent sur son ventre, frôlèrent sa verge qui se durcit légèrement. Il réussit à entrouvrir un instant les paupières. La gueule du congre vomissait une purée de mots.

Et les tentacules l’entraînèrent vers les profondeurs.

 

cabochon

 

Il sentit des mains se refermer sur ses épaules et le tirer vers l’arrière, le déventousant des lèvres de Wendy. Il aspira un grand coup, comme s’il venait de passer plusieurs minutes en apnée. Lorsqu’il ouvrit les yeux, la musique retrouva son tempo d’origine et la puissance sauvage des tôles martelées. Jack se laissa aller dans les bras de Véra.

« Alors ? demanda Richard. Diagnostic ? »

Wendy passa sa langue sur ses lèvres en faisant mine de réfléchir.

— Ça grouille… C’est énorme, monstrueux, tentaculaire… Difficile de dire s’il est un démon, mais il a peur d’en être un, c’est sûr. »

Véra avait été choquée par le baiser fougueux de Wendy, mais son diagnostic la déstabilisa encore plus.

« Je vais aller commander un Blue Delta au bar, tu viens ? »

Elle tira Jack par la manche sans attendre sa réponse.

 

cabochon

 

Ils avaient bu. Beaucoup. S’étaient embrassés. Plusieurs fois.

« Va falloir que tu me le prouves, Jack.

— Quoi ?

— Que t’es pas un démon.

— C’est ridicule… Comment veux-tu prouver que tu n’es pas quelque chose ? Si je te demandais de me prouver que tu n’étais pas une extraterrestre, tu ferais comment ?

— Je passerais un test Voight-Kampff, et j’aimerais t’en faire passer un également… Mais pour l’instant je préfère rester dans le doute. »

Elle l’embrassa. Il se pencha pour mieux goûter ses lèvres au goût de mandarine et ils faillirent tomber de leurs tabourets. Il n’y avait soudain plus rien au monde que leurs gestes, leur maladresse et leur désir. Ils se regardèrent et quelque part Jack espéra que Véra oublie ses doutes et ses tests.

Son regard tomba alors sur la barmaid. Elle portait un short noir avec des bretelles qui lui couvraient juste les seins.

Dans le long miroir qui trônait derrière le comptoir, son dos nu était couvert d’écailles.

Jack se dit qu’il aurait de toute façon droit au test Voight-Kampff car la région était vraiment sous l’emprise du démon.

« Depuis quelques mois, il se passe des choses bizarres, dit Véra, comme si elle avait lu dans ses pensées.

— Ce qui prouve bien que je n’y suis pour rien, rétorqua Jack. Mais je veux bien subir ton test. Chez toi ou chez moi ? ironisa-t-il en finissant son verre de Blue Delta.

— On verra ça plus tard. Tu as les clefs ?

— Les clefs ?

— De la Widestar. Ici, on va finir par avoir un accident de tabouret.

— Et si on se perd dans Innsmouth ?

— On ira dormir chez l’habitant. »