« À Cartéia, un polype accoutumé à sortir de la mer venait dans les réservoirs dévorer les salaisons. L’odeur des salaisons attire tous les animaux marins ; aussi les pêcheurs ont-ils soin d’en frotter leurs nasses. La continuité de ses larcins donna beaucoup d’humeur aux gardiens. Ils formèrent des palissades extrêmement hautes. Le polype les franchissait à l’aide d’un arbre. Il ne put être découvert que grâce à la sagacité des chiens. Ils l’attaquèrent une nuit pendant qu’il retournait à la mer. Les gardiens accoururent. Mais la nouveauté du spectacle les pénétra d’effroi. Sa grandeur était extraordinaire. La saumure dont il était tout trempé avait changé sa couleur. Il répandait une odeur horrible. […] Ils croyaient combattre contre un monstre. Son souffle affreux repoussait les chiens : tantôt il les flagellait avec l’extrémité de ses bras, tantôt il les assommait de ses deux bras majeurs, dont il se servait comme d’une massue. Plusieurs hommes eurent beaucoup de peine à le tuer avec des tridents. »
PLINE – Histoire naturelle
Le roulis organique de sa monture, la végétation luxuriante et le concert qu’orchestraient les insectes et les oiseaux qui peuplaient la réserve l’installaient dans une ambiance onirique. Ce qui accentuait son impression d’être dans un cauchemar en boucle. Oui, c’est ça… Je pense à chaque fois me réveiller, mais en fait, je dors toujours… Je suis étendu sur le carrelage, au pied du lit d’Helena. Dans le coma peut-être… J’ai eu une attaque cérébrale… Et tout ce que je crois vivre depuis n’est qu’un énorme délire !
Jack pouvait également penser que l’intrusion incongrue du dieu nain dans la maison de Richard était réelle, mais cela impliquerait que le volvox et ses joueurs de poker l’étaient aussi…
Ils avaient traversé un bout de forêt, en direction d’Arkham, puis avaient longé un sentier, en pente très raide qui permettait de descendre les gorges de la Miskatonic. Richard montait un cheval léopard, une bête splendide, Éva et Rachel avait eu droit à deux juments gris fer, et Jack à une bête noire, adaptée, bien sûr, à son côté obscur.
Ils pénétrèrent dans une zone marécageuse. Les chevaux, contraints de patauger dans la vase, ralentirent l’allure.
Richard, qui avait l’air de connaître les lieux comme sa poche, leur fit un petit topo sur chaque animal qu’ils rencontraient : rat musqué, raton laveur et porc-épic, héron cendré et cormoran, tortue molle… Ils aperçurent même un coyote et un opossum. Après les avoir rassurés en précisant que, si le lieu grouillait de serpents, aucun d’entre eux n’était venimeux, Richard s’adressa directement à Jack.
« Je n’en reviens toujours pas de la façon dont tu t’es adressé à cette… chose, comme si tu la connaissais…
— Je t’ai dit, je l’ai vue dans le parc et…
— Non… Tu ne lui as pas parlé comme si tu l’avais croisée juste une fois. Tu lui as parlé comme si tu la connaissais bien.
— Je suis d’accord avec Richard, dit Véra en s’immisçant dans la conversation. Je n’irais pas jusqu’à dire que vous paraissiez proches, mais presque… »
Elle fit venir son cheval à côté du sien.
« Helena dit qu’il faut se méfier de toi et elle se trompe rarement, pour ne pas dire jamais. J’espère juste que tu seras l’exception qui confirme la règle. Pour l’instant, tu ne fais pas grand-chose pour nous prouver le contraire.
— Ouais, quand on est l’ami d’un monstre pareil, on peut effectivement avoir des doutes, lança Rachel en faisant la grimace.
— Mais je ne suis pas son ami ! Je l’ai croisé dans le parc et…
Véra était suspendue à ses lèvres
— Et…
— Je l’ai croisé une seconde fois… ailleurs, mais je n’ai pas envie d’en parler car vous aller me prendre pour un dingue.
— Je crois que tu ne risques plus grand-chose…
— Je n’en suis pas si sûr que ça…
— On t’écoute…
— Ok. Eh bien, c’est simple. Je l’ai revu dans un univers de poche où il faisait une partie de poker avec deux infirmiers et une danseuse. Ah oui… Il s’appelle en fait Aha, et c’est un messager de Dieu, chargé de me surveiller. Voilà pourquoi je me suis énervé contre lui…
Véra le regardait la mâchoire pendante.
— Et c’est tout ce qui te gêne dans cette histoire ? Que ce… ce truc te surveille ?
Richard ne lui laissa pas le temps de répondre. Il fronçait les sourcils et paraissait moins étonné que Véra.
— Pourquoi ce messager te surveillerait-il ?
— Parce que je suis censé être un kassakaappimies.
Rachel avait la bouche en cul de poule.
— Tu te défonces à quoi, Jack ? Si t’en as encore, je suis preneuse.
— Tu te rends compte que tout ce que tu nous racontes n’a ni queue ni tête ? ajouta Véra.
— Je vous l’avais bien dit que vous alliez me prendre pour un dingue.
— Moi, je crois plutôt que tu te fous de nous. Tu en rajoutes pour noyer le poisson.
— À propos de poisson, on va faire une halte sur cet îlot. L’autre versant, donne sur des trous d’eau, lança Richard, histoire de changer de conversation. Jack est peut-être dingue, mais ça me plaît bien.
Il lui fit un clin d’œil complice. Véra soupira.
— Moi, ça ne me plaît pas du tout.
— Comment peut-on avoir un ami aussi immonde ? répéta Rachel.
Ce fut au tour de Jack de soupirer, mais il saisit la perche tendue par Richard.
— Qu’est-ce que tu veux faire d’un trou d’eau ?
— Pêcher, bien sûr !
— Quoi ? Mais le delta est une zone protégée ! On n’a pas le droit de… »
Richard donna une tape à son cheval qui grimpa sur la terre ferme. Les autres chevaux le suivirent au quart de tour, trop heureux de quitter la vase.
Ils avaient attaché leurs montures aux branches de la saulée qui recouvrait le centre de l’îlot.
Richard et Rachel s’étaient mis en maillot. La ficelle qui passait entre les fesses de Rachel ne cachait pas grand-chose mais lui éviterait peut-être d’être accusée de se livrer au nudisme. Véra avait sorti une brosse d’une des sacoches qui pendaient de sa selle et bichonnait son cheval. Jack ruminait dans son coin. Il en avait marre d’être pris pour un illuminé. Et surtout, il ne supportait pas que Véra puisse penser qu’il jouait la comédie.
« Vous ne voulez pas vous rafraîchir un peu ? proposa Richard
— Le coin grouille trop de bestioles à mon goût, répondit Véra tout en continuant de brosser son cheval.
— Tu as peur de quoi ? Des requins ou des crocodiles ? se moqua Rachel en plongeant un pied dans l’eau pour en tester la température. Tu as tort. Elle est bonne.
— Et toi, Jack ? lança Richard.
— Moi, j’adore les bestioles, mais la baignade, ce n’est pas mon truc.
— Ah… Et c’est quoi ton truc ?
— La vitesse, l’escalade, la chute libre…
— Si j’avais su ça, je ne serais jamais montée avec toi en voiture, fit remarquer Véra.
— Tu étais pourtant indispensable pour équilibrer le véhicule…
— Et pour rien d’autre ?
— Comment ça ?
— Pour la suite ? Je n’étais pas indispensable ?
— Ce n’est pas ce que je voulais dire…
— Bon, je vous laisse. De toute façon, je vois que vous n’avez pas besoin de moi pour entretenir la conversation… »
Et Richard pénétra dans l’eau noire du delta.
Jack s’était approché de Véra et l’avait enlacé par la taille. Elle s’était une première fois esquivée, puis s’était abandonnée. Elle l’avait embrassé du bout des lèvres avant de s’arracher à son étreinte.
« C’est vrai qu’il se passe des choses étranges dans le coin, mais tu as l’air d’être une sorte d’aimant. Tu l’as toi-même avoué. Tout se déglingue sur ton passage, aussi bien les rêves que la réalité… Je ne sais toujours pas quoi penser de toi, Jack.
— Moi non plus, si ça peut te rassurer.
— Comment dois-je interpréter ces paroles ?
— Comme tu le sens. Je ne sais plus très bien qui je suis et je ne sais quasiment rien de toi.
— Ma vie n’est pas aussi intéressante que la tienne.
— Ah… Et qu’est-ce qui te permet de dire ça ?
— Tu n’as que seize ans et tu as déjà vécu dans les plus belles villes du monde. Il te suffit de claquer des doigts pour que ta mère te signe un chèque.
— C’est ça que tu appelles une vie intéressante ?
— C’est quand même pas mal, non ?
— Tu habites où, Véra ?
— À Kingsport.
— Chez tes parents ?
— Oui…
— Et tu es née où ?
— À la maternité de l’hôpital d’Arkham.
— Tu es donc ici chez toi. Tu as des parents et des amis. Moi, je ne suis chez moi nulle part. Mon père est mort, ma mère est dépressive et alcoolique et je n’ai jamais le temps de me lier d’amitié. »
Véra resta un bon moment sans rien dire, puis elle l’attira à elle.
« Ta mère habitait à Arkham. Helena y habite toujours. Ce pourrait être aussi chez toi… La preuve, tu as déjà réussi à te faire des amis. »
Elle lui sourit. Il l’embrassa.
« Si les choses pouvaient être aussi simples… »
Il vit Richard plonger.
Rachel s’était allongée au bord de l’eau.
Une minute plus tard, Richard n’était toujours pas remonté. Jack n’avait pas de montre, mais lorsqu’il eut l’impression que deux minutes étaient passées, il s’approcha de Rachel.
« Richard a plongé depuis un bon moment. Ça commence à m’inquiéter. »
Rachel ne bougea pas d’un pouce.
« C’est un vrai poisson. Il est capable de rester dix minutes sous l’eau.
— Mais il n’a rien… Pas de masque, pas de palmes, pas de fusil… Qu’est-ce qu’il fout pendant tout ce temps ?
— Tu le verras bien quand il ressortira. »
Richard refit surface cinq minutes plus tard. Il tenait à bout de bras un énorme saumon. Enfin, ce qui ressemblait à un saumon, car le poisson avait le corps couvert de tentacules noirs d’un mètre de long. Richard posa l’animal sur la berge juste sous le nez de Rachel.
« Pouah, c’est quoi cette horreur ?
Véra s’était avancée en faisant la grimace.
— Tu ne crois tout de même pas qu’on va manger un truc pareil ?
— Calmez-vous les filles. Regardez, plutôt. »
Richard saisit un des tentacules et s’en enroula l’extrémité autour du poignet. Deux tours. Puis il tira d’un coup sec. Rachel vit passer devant elle une gueule rosâtre hérissée de dents pointues disposées en corolles autour d’une excavation violacée.
Elle hurla. Jack et Véra n’avaient pas vu grand-chose, mais firent de même par contagion.
Puis Jack vit la gueule en forme de pommeau de douche, l’œil vitreux et l’enfilade de minuscules branchies…
« Des lamproies ! s’exclama-t-il.
— Exactement. »
Une après l’autre, Richard arracha les cinq murènes vampires qui suçaient le sang du saumon. Le corps du poisson était maintenant recouvert de plaies, là où les crocs des parasites s’étaient plantés.
« Tu devrais les laisser crever sur la berge, suggéra Jack. J’ai lu quelque part que ces saloperies pullulaient dans plusieurs estuaires. Je parierais même que le garde-pêche ne t’en voudrait pas.
— C’est la nature, Jack, dit Richard en les relâchant dans l’eau noire l’une après l’autre. Ce saumon était condamné, alors il n’y a aucun scrupule à le manger. Par contre, ces lamproies ont encore des litres de sang à pomper, pourquoi les en empêcher ?
— C’est horrible ce que tu dis là, Ric ! s’indigna Rachel.
— Vous êtes vraiment des petites natures, railla Richard en inspectant le saumon. Beau spécimen, ajouta-t-il. Il doit bien faire une dizaine de kilos… »
Tout alla alors très vite. Une énorme forme noire jaillit de l’eau et se dressa devant Rachel, toujours allongée sur la berge. Elle sentit une ombre glisser sur son corps et tourna la tête. Elle n’eut même pas la force de hurler.
La créature aurait pu être une chimère de poulpe, de homard et de salamandre. Elle avait une tête en forme de poire munie d’un énorme bec. Son corps était hérissé de tentacules, de pinces et de pattes palmées.
Jack et Véra s’étaient instinctivement serrés dans les bras l’un de l’autre. Richard s’était immédiatement interposé entre la créature et Rachel, tout au bord de la grève.
Le bec du monstre se mit à claquer de façon agressive. Il s’avança en faisant tournoyer ses tentacules et cliqueter ses pinces. Impossible de déterminer de quoi était constitué la partie de son corps qui demeurait sous l’eau, mais personne ne désirait vraiment le savoir.
« Alors Jack, qu’est-ce que tu attends pour lui parler ? » hurla Richard, exceptionnellement déstabilisé.
Jack se sépara doucement de Véra et s’avança vers la berge.
« Je ne connais pas tous les monstres qui peuplent la région, figure-toi… »
La créature émettait une sorte de râle asthmatique, ponctué de borborygmes liquides, particulièrement atroce.
Richard lui tendit pathétiquement le saumon en un geste d’offrande.
Le monstre s’arrêta, pencha la tête de côté. Il paraissait réfléchir. Puis soudain, deux membres semblables à des pattes de grenouilles, munis de quatre doigts à ventouse arrachèrent le saumon des mains de Richard et le jetèrent dans l’eau. Rachel, qui entre-temps s’était accroupie, hurla. Le monstre imita son hurlement tout en continuant d’émettre sa respiration asthmatique. Ils se demandaient tous à quelle sauce ils allaient être dévorés, lorsque la créature devint soudain silencieuse. Comme si elle avait cessé de respirer.
Elle se pencha alors lentement vers Richard en faisant claquer doucement son bec. Les paupières protubérantes de ses yeux de poulpe clignotaient sur une pupille rectangulaire, scrutatrice. Deux tentacules ondulèrent. Leurs extrémités se posèrent sur les joues de Richard, les palpèrent un instant. La respiration asthmatique du monstre reprit, un peu moins ronflante. Il se tourna vers Jack, claqua violemment du bec en rugissant, puis s’enfonça dans l’eau noire du delta.