Penché sur le chaos insondable d’une éternelle nuit. Je me souvins du Paradis Perdu.
Et une satanique laideur monta des étranges royaumes des ténèbres.
H. P. LOVECRAFT
Véra lui avait donné rendez-vous chez Helena, à Arkham.
Aha avait tenu à ce qu’il prenne le Shimago-Dominguez. Jack n’aimait pas les armes à feu, mais vu les circonstances, il ne se l’était pas fait dire deux fois.
Il détaillait la façade hallucinante du 197, Peackman Street. Un bâtiment central surmonté d’un toit en ardoise, flanqué de deux ailes en pignon, le tout style néo-Renaissance flamande, en briques rehaussées de pierre bleue. Avec de nombreuses corniches et lucarnes.
Sa mère avait vécu ici, sa grand-mère y vivait toujours. Il n’y avait jamais vécu lui-même, mais une bouffée de nostalgie lui arracha quelques larmes.
Il sonna. La porte, commandée à distance, s’ouvrit aussitôt.
À l’intérieur, le hall donnait sur un immense salon. Une rangée de piliers en bois soutenant des parois vitrées séparait le salon de la salle à manger qui s’ouvrait elle-même sur une cuisine. À mi-hauteur des piliers, une mezzanine abritait une imposante bibliothèque que l’on distinguait parfaitement à travers les parois vitrées. Sur les côtés, des escaliers desservaient les bâtiments latéraux qui possédaient chacun deux pièces et une salle de bain.
Un petit boudoir avait été aménagé dans un coin du salon. Helena et Véra y buvaient un thé en l’attendant.
Jack embrassa sa grand-mère, puis resta un moment immobile face à Véra, sans trop savoir quoi faire. Elle régla le problème en l’embrassant sur la bouche.
Helena était toujours habillée en noir et Jack se dit qu’il en serait ainsi encore longtemps.
« Tu veux du thé ? lui proposa-t-elle. Sinon, il y a de la bière.
— Oh non, surtout pas de bière. Une petite tasse de thé, ce sera parfait… »
Jack s’installa sur le canapé à côté de Véra. Helena leur faisait face dans un large fauteuil en cuir.
« Claire a choisi un chapitre de l’évangile de Luc qui parle du fils de Dieu…
— Avant de mourir, elle m’a demandé si je connaissais les neuf milliards de noms de Dieu…
— Tu en penses quoi ?
— Tant que Dieu lui-même ne me dira pas en face qu’il est mon père, permettez-moi d’en douter.
— Je suis d’accord avec toi. Et puis toute cette histoire de mondes imbriqués, je trouve ça un peu vertigineux.
— Tu n’y crois pas ?
— Je ne sais pas… Tu crois que c’est à cause de ça qu’elle s’est suicidée ?
— Non. Son véritable problème est plus ancien…
— Je ne vois pas de quoi tu parles, Jack.
— La mort de son père… L’accident…
Helena était devenue livide.
— Elle t’a parlé de ça ? »
Jack acquiesça.
« Claire n’appréciait pas que son père fasse les yeux doux à Patti Vaughan, se remémora Helena. Elle a fait un caprice dans la voiture. C’est à ce moment-là que Ron a donné un coup de volant un peu brusque qui a provoqué l’accident. Mais je ne savais pas qu’elle s’en sentait responsable depuis tout ce temps…
— Ron avait une liaison avec Patti Vaughan ?
— Tu penses bien que non ! Ron en aurait été incapable. Il était bien trop conventionnel pour avoir une maîtresse. Il en pinçait un peu pour elle, c’est tout. Mais Claire était petite, et elle a fantasmé sur quelques regards échangés…
Jack n’osa pas lui dire qu’un oiseau de mer avait donné une réponse différente. Il changea brusquement de sujet.
— Pourquoi étais-tu si sûre que j’étais un démon ? »
Il but une gorgée de thé. Il était brûlant et un peu âcre, mais il avait besoin de sensations fortes et il en avala une longue rasade. Véra avait posé sa main sur la sienne. Il l’empoigna et la serra fortement.
« Il y a dix-sept ans, une nuit, alors que ta mère venait de rentrer, seule, d’une soirée, j’ai senti une présence primitive pénétrer dans la maison. Je me suis infiltrée dans sa pensée et j’ai tout de suite perçu qu’il s’agissait d’un démon.
— Une émanation de Yog Sothoth, tu veux dire, un métamorphe ? précisa Véra.
— Oh, pour moi tout ce charabia ne change rien. Ce sont de sales bêtes à abattre. Un point, c’est tout… »
En entendant sa grand-mère s’exprimer avec tant de vigueur, Jack se dit qu’il l’avait finalement échappé belle.
« J’étais dans ma chambre, poursuivit Helena, et je percevais le démon dans la salle de bain de l’autre bâtiment. Il était dans la baignoire, avec Claire… Entre ses jambes pour être précis. Je m’y suis rendu le plus rapidement possible. Lorsque je suis arrivée, Le démon n’était plus là. Claire ne se souvenait de rien, comme si elle avait été droguée ou hypnotisée…
— Mais tu t’es trompée, le démon, enfin, le métamorphe, n’y est pour rien. Que s’est-il donc réellement passé ?
— Je ne sais pas… Deux ou trois minutes seulement se sont écoulées entre le moment où j’ai quitté ma chambre et celui où je suis arrivée dans la salle de bain. Il n’a donc pas pu se passer grand-chose…
— Sauf si Claire à fait un petit séjour dans un volvox, avec un certain Yav, par exemple, auquel cas, elle aurait vécu une demi-heure ou une heure de plus que toi… »
La baignoire crapaud trônait au centre de la pièce. Une vasque en porcelaine blanche soutenue par des pieds en étain. Crochus. Arc-boutés sur les lattes du plancher. Des vieux tuyaux en plomb rampaient sur les murs tel du lierre, comme s’ils étaient vivants. La pièce était très grande, disproportionnée même pour une salle de bain. Des nuées de vapeur en masquaient le plafond. Mais peut-être n’y en avait-il pas. Un néon invisible émettait une lueur jaunâtre. Pâle soleil perdu derrière les nuages.
Véra était allongée dans l’eau tiède, engourdie. Ils avaient fait l’amour et Jack portait encore sur sa peau les sueurs et les odeurs de leurs ébats. Il s’avança pour la rejoindre. La vapeur était aussi épaisse qu’un brouillard. Il discernait Véra entre deux nappes. Elle tourna langoureusement la tête. Elle souriait, et lorsqu’elle l’aperçut, son sourire se figea, puis l’horreur délita ses traits et elle se mit à hurler.
Jack tendit les bras pour la caresser, la rassurer, et il les vit s’allonger devant lui tels des tentacules pour aller palper le visage de Véra qui hurla encore plus fort en se débattant dans la baignoire.
Il se réveilla en gémissant. Il s’agitait entre les draps comme un naufragé sur une mer démontée. Il lui fallut une poignée de secondes pour se calmer et réintégrer la réalité.
Mais Véra hurlait toujours…
Il se leva d’un bond et courut vers la salle de bain. La porte était entrouverte, il la poussa d’un coup d’épaule. La baignoire était masquée par la vapeur d’eau. Il s’avança en essayant de refouler les bouffées d’angoisse qui l’assaillaient à l’idée de…
Véra avait les yeux clos. Elle serrait les mâchoires et sa tête dodelinait de droite à gauche. Ses mains tapotaient l’eau. Sa gorge émettait des bruits issus du tréfonds des cauchemars.
Jack la prit par les épaules et la secoua tendrement.
« Véra… Véra… Tu m’entends… C’est moi, Jack ! »
Véra ouvrit les yeux d’un coup. Deux pièces dorées étincelantes. Elle lança ses bras en avant et agrippa le coup de Jack.
« Je viens de faire un horrible cauchemar !
— Oui, je sais… C’est fini, maintenant… »
Jack se pencha et Véra posa sa tête au creux de son épaule.
Elle poussa de nouveau un cri.
« Là, Jack, il y a quelqu’un !
— Quoi, où ça, là ?
Véra indiquait le mur face à la baignoire.
— Dans le miroir !
Jack crut apercevoir une vague silhouette derrière la vapeur d’eau.
— Un simple reflet… »
Il se dirigea néanmoins vers le miroir de plain-pied, et effaça la buée. Il replia son index et tapota le verre de ses phalanges. Comme si quelqu’un allait venir, attiré par le bruit. Mais il ne se passa rien. Ou presque. Il crut voir un insecte traverser le miroir, de la gauche vers la droite. Il se retourna. Il n’y en avait aucun dans la pièce. Il tapota le verre une nouvelle fois. Rien. Véra était sortie de la baignoire et avait enfilé un peignoir. Elle s’approcha de Jack.
« Alors ?
— Rien, mais il y a quelque chose de bizarre.
— Quoi ?
— Je ne sais pas. C’est peut-être juste une impression, mais… »
Il vit alors la bande claire sur le mur, à gauche du miroir, comme si ce dernier avait été légèrement déplacé. Il essaya de le soulever pour le remettre à sa place, mais il était très lourd. Il demanda à Véra de l’aider. À eux deux ils purent replacer le miroir dans sa position d’origine.
« Et maintenant ? demanda Véra.
— J’ai la peau qui fourmille », répondit Jack.
Il toucha le miroir. Il y eut une petite étincelle puis son doigt passa à travers. Le miroir entier se mit alors à trembler comme une tenture d’eau verticale. Jack passa une jambe, puis inclina le buste et passa la tête. Véra lâcha une exclamation inquiète. Il saisit alors sa main et l’attira en avant. Elle traversa à sa suite le rideau liquide, qui trembla encore un instant avant de reprendre son apparence première.
Ils avançaient, émerveillés, dans un tunnel végétal. Un entrelacs de lianes, de plantes grimpantes et de branches. Une jungle dressée pour tresser un couloir de trois mètres de haut sur trois mètres de large, au plafond en tonnelle. Des grappes de cytises, de glycines, de liserons, d’acacias, de volubilis pendaient, lourdes et odoriférantes. Le mélange de parfums était si fort qu’il en était littéralement enivrant. Des insectes et des colibris en sortaient, butinaient et repartaient dans les profondeurs végétales. Les vrombissements, les stridulations, les pépiements, les bourdonnements et les battements d’ailes produisaient un bruit de fond hypnotique. Jack et Véra, avançaient en se tenant par la main, comme drogués, légèrement titubants, se demandant s’ils n’étaient pas encore en train de rêver, lorsque le tunnel s’incurva une dernière fois avant de dessiner un disque lumineux, étincelant.
Ils débouchèrent sur une esplanade gazonnée baignée de lumière. Au centre de l’esplanade trônait un palais de marbre blanc entouré de fontaines et de statues.
« C’est le paradis, murmura Véra.
Ils firent quelques pas sur l’herbe tendre, puis Jack se retourna. Il ne vit qu’un mur végétal, avec pour seul accident l’ouverture du tunnel qu’ils venaient de quitter. La falaise verte et brune mouchetée de taches multicolores s’étendait vers les hauteurs et sur les côtés en s’incurvant, tout comme le ciel, comme si…
« Nous sommes dans un volvox, conclut Jack. Bien plus grand et sophistiqué que celui de Aha, mais de dimension relativement réduite. Nous pouvons en voir quasiment les contours…
— En tout cas, c’est splendide. »
Ils pénétrèrent dans la cour du palais. Une piscine en demi-lune, d’un vert émeraude, était entourée d’arbres et de fontaines. Des tables recouvertes de fruits et de vin étaient dressées entre les colonnes de marbre blanc qui entouraient la cour.
« C’est mon père qui a créé cet universicule.
Véra sourit.
— C’est donc bien le paradis… »
Elle fit tomber son peignoir. Jack était déjà nu. Ils plongèrent dans la piscine. Ce n’était pas le carrelage qui était bleu, mais l’eau elle-même. Elle gicla dans l’espace comme au ralenti. Ils s’enlacèrent. Ils étaient nus et seuls. C’était le premier jour des mondes. Ils firent l’amour sur un parterre d’herbe tendre au pied d’une fontaine qui fragmentait la lumière en gouttes rouges, dorées, orangées, vertes, pourpres, noires et violettes. La gamme de la reine. Et Jack eut la révélation que c’était bien ici que Dieu avait invité Claire.
Véra mordait à pleine bouche dans une grappe de raisin aux grains lourds et à la peau translucide. Le jus dégoulinait le long de son cou, entre ses seins, sur son ventre… Jack l’embrassa. Ils refirent l’amour. Le temps n’existait plus. Ils avaient de nouveau seize ans, n’étaient plus des adultes contraints par les événements horribles qui secouaient le monde.
« C’est étrange… Il n’y a absolument personne…
— C’est la guerre, répondit Jack. Dieu a autre chose à faire que se prélasser dans son Olympe. Et, tôt ou tard, il va falloir que j’assume mon rôle.
— Tu admets donc l’idée d’être un kassakaappimies ?
— Je crois bien que je n’ai pas le choix. »
Véra saisit une pêche, mais avant qu’elle atteigne sa bouche, elle pourrit littéralement entre ses mains. Elle poussa un cri de dégoût. Dans les corbeilles en porcelaine, les fruits s’écrasaient sous le poids de leur propre décomposition.
Jack et Véra se regardèrent l’air interdit. Une odeur méphitique agressa leurs narines.
Un brusque silence leur fit presque mal aux tympans. Ils regardèrent autour d’eux. Toutes les fontaines avaient cessé de couler. L’eau de la piscine avait la couleur d’un résidu de vaisselle.
Jack prit Véra par la main.
« Viens. Il faut tout de suite partir d’ici. »
Ils traversèrent l’esplanade gazonnée au pas de course. L’herbe était devenue brune et spongieuse et faisait des bruits atroces sous leurs pas, comme s’ils écrasaient un tapis de limaces.
Un jus épais et noirâtre suintait du mur végétal. Des pans entiers étaient la proie d’un phénomène de marcescence, d’une putréfaction éclair, les feuilles se racornissaient à vue d’œil, les grappes de fleurs se sublimaient en vilaines gouttes noires.
« Vite ! Il faut franchir le tunnel avant qu’il ne s’effondre ! »
Ils s’engouffrèrent dans le boyau végétal comme deux cafards affolés par la lumière.
Le plafond n’était plus en tonnelle mais carrément convexe. La matière organique putréfiée ruisselait sur leurs têtes. Le sol était si spongieux qu’ils s’y enfonçaient parfois jusqu’aux genoux.
« Nous n’y arriverons jamais ! », gémit Véra en tombant en avant, les pieds bloqués jusqu’aux mollets dans la mélasse putréfiée.
Jack la releva.
« Il le faut ! Il le faut… »
Jack l’extirpa de la fange et la tira quasiment de force. Le boyau végétal s’était tellement tassé sur lui-même qu’ils étaient obligés d’avancer en baissant la tête. Quelques secondes plus tard, ils progressaient dans un tunnel d’un mètre de diamètre. Ils devaient quasiment ramper. Véra hurla.
« On va se noyer dans ce vomi ! »
Elle était au bord de l’hystérie.
Jack distingua un cercle tremblant et grisâtre, droit devant eux.
« Nous y sommes… Véra, je t’en supplie… Un dernier effort… »
Véra prit une profonde inspiration, malgré l’horrible puanteur qui avait envahi le tunnel, et s’élança en avant, à quatre pattes, sans l’aide de Jack.
Ils n’étaient plus qu’à un mètre de la porte, lorsque le boyau s’effondra. Jack saisit la main de Véra et bondit en avant. Sa tête franchit la singularité. Il aspira une goulée d’air dans la salle de bain, puis s’extirpa du boyau en rampant. Il arracha littéralement Véra à l’effondrement végétal. Elle sortit du miroir telle une créature des marais, dégoulinante d’humeurs visqueuses. Elle hoquetait, ne parvenant pas à reprendre sa respiration. Jack lui ôta les coulures de feuilles putréfiées qui lui obstruaient les narines. Elle cracha, puis vomit des grumeaux de pourriture noirâtre qu’elle avait avalé sur le dernier mètre du parcours. Elle retrouva enfin son souffle. Jack la prit dans ses bras et la posa délicatement dans la baignoire. L’eau était encore chaude, comme s’ils n’avaient passé que quelques instants de l’autre côté du miroir. Il débarbouilla le visage de Véra, puis pénétra à son tour dans la baignoire. Ils s’assoupirent, éreintés, dans l’eau troublée par les débris putrescents du volvox effondré.
« Dieu se meurt !
Véra ouvrit les yeux.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Il est arrivé quelque chose à mon père. »