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Silence on chute !

Et je crois que, par un hasard vraiment providentiel, j’ai découvert une ancienne entrée du temple du Soleil…

HERGÉ

Jack s’était tout d’abord inquiété du sort d’Helena. Heimdal l’avait récupérée saine et sauve. De corps, sinon d’esprit. Elle était de nouveau plongée dans un coma catatonique. L’affrontement mental avec Richard avait dû être d’une violence extrême. Heimdal l’avait rassuré en lui affirmant qu’elle s’en tirait toujours et qu’il n’y avait aucune raison pour que ça change.

Richard était resté introuvable. Aha avait envisagé l’hypothèse de la noyade. Mais Jack savait qu’il n’en était rien. Il le sentait. Richard était toujours vivant et devenait maintenant leur principale menace. De nombreux Seigneurs ou Dames de la guerre, comme Akérontia, avaient choisi le camp de Yav et des dieux pacifistes. Ils n’avaient bien sûr pas l’intention de rentrer définitivement dans le rang, mais savaient que Yog Sothoth, une fois libéré, n’aurait aucun mal à s’arroger un pouvoir absolu. Aucun Seigneur de la guerre, aucune coalition ne pourrait lui tenir tête. Épeire, l’un des Seigneurs les plus sanguinaires et les plus influents pensait le contraire, mais sa stratégie était loin de faire l’unanimité… Si Yog Sothoth s’évadait, c’est la totalité de l’anamorphovers qui sombrerait dans la guerre.

Pour l’instant, l’issue du combat reposait encore sur Jack et un dieu nain.

 

cabochon

 

Aha avait absolument voulu prendre le bus. Jack avait d’abord pensé que certaines étapes étaient nécessaires. Il n’avait aucune idée en quoi elles pouvaient l’être, mais avec Aha on devait s’attendre à tout. Le bus avait fait une première halte à Albany pour une pause café, puis à Syracuse pour le déjeuner. Lorsqu’ils s’arrêtèrent à Buffalo pour une ultime pause pipi, après plus de dix heures de route, et à deux heures seulement de Toronto, Jack demanda à Aha quel était l’intérêt de faire tout ce trajet en bus, alors qu’un avion les aurait conduits de Boston à Toronto en trois heures seulement…

« Et tu m’aurais enregistré comment ? En tant qu’animal de compagnie ou comme bagage à main ? »

Jack sourit puis éclata de rire. Il oubliait toujours que les gens « normaux » n’avaient pas l’habitude de tailler une bavette avec un dieu, surtout s’il avait l’aspect d’un lémurien porcin. Ils s’étaient d’ailleurs planqués au fond du bus et Aha passait les trois quarts du temps dans un gros sac en plastique, entre deux sandwiches jambon fromage et des canettes de soda.

La plupart des passagers avaient des oreillettes et, le vrombissement du bus aidant, Aha et Jack pouvaient discuter tranquillement sans que l’on prenne ce dernier pour un schizophrène ou pour un ventriloque en mal de marionnette.

« Bon, je crois qu’il est temps que tu m’expliques ton plan. Anjel s’est retiré dans une baraque perdue au fond des bois, et il faut le convaincre de nous aider, OK ?

— Exactement. Anjel s’est retiré du monde car il n’a plus goût à la vie… Essentiellement parce que Daren, son frère, un illustre Seigneur de la guerre plus connu sous le nom d’Épeire, a cadenassé Éva Baxter, sa muse, dans un univers de poche à l’image de Paris. Au départ, c’était juste un arrangement entre eux pour qu’Éva soit à l’abri, le temps qu’Anjel revienne d’un périple au centre des mondes… Mais Épeire n’a pas tenu parole… Il n’a jamais libéré Éva… Tes talents de perceur de mondes peuvent la rendre à Anjel… Et ça il ne pourra pas le refuser…

— J’ai l’impression que tu es un spécialiste du chantage, fit remarquer Jack.

Aha ne releva même pas. Pour une fois, il avait l’air vraiment soucieux.

— Le plus dur maintenant, c’est de le trouver.

— Vous n’avez pas son adresse ?

— Il vit dans une cabane isolée. Il n’y a guère qu’un corbeau qui pourrait lui livrer son courrier.

— Attends, tu ne vas pas me dire qu’on va louer un traîneau et des chiens pour arpenter l’Ontario à la recherche d’un type qui ne veut surtout pas qu’on le trouve ?

— C’est l’été, Jack. Le traîneau et les chiens ne seront pas indispensables.

— Tu te fous de moi, là ?

— Un peu, mais à peine.

— Bon, dis-moi une fois pour toutes ce qu’on va faire là-bas, sinon je vais avertir le chauffeur qu’une affreuse bestiole se planque au fond du bus.

— Tu ne ferais pas ça à un ami, Jack ?

Jack soupira.

— Bien sûr que non, mais je peux reprendre aussi sec l’avion pour Boston.

— On ne va plus très loin, Jack. On descend à Niagara Falls. Anjel est de l’autre côté des chutes.

— Eh bien voilà, ça réduit quand même pas mal les recherches.

— Pas vraiment, non. Quand je dis de l’autre côté, c’est VRAIMENT de l’autre côté.

— Je ne comprends pas.

— Anjel est dans un autre monde, Jack. On a repéré une Porte qui le relie à celui-ci. Mais elle est de l’autre côté des chutes. Il va falloir les traverser. »

 

cabochon

 

Ils avaient mangé des sandwiches au poulet dans un petit parc, sur la rive canadienne du Niagara. Dès que la nuit était tombée, les chutes s’étaient éclairées et le spectacle valait assurément le détour.

Ils étaient près des chutes du Fer à cheval, mais distinguaient également les chutes américaines. Ces dernières bénéficiaient d’un éclairage bleu-vert et paraissaient saupoudrées d’étoiles. Le Fer à Cheval était un mélange de jaune et de rose, un peu kitch, mais qui dégageait tout de même une certaine poésie.

« Bon, c’est superbe, mais nous avons passé une semaine au Giacomo avec ma mère il y a six mois, alors je connais les lieux comme ma poche.

— Ça tombe bien. Sur ce coup-là, il va falloir être très précis, lança laconiquement Aha perché sur le dossier d’un banc.

Jack fronça les sourcils.

— Explique moi d’abord ce qu’on fait là, en pleine nuit ? S’il faut trouver un passage du côté des chutes, il vaudrait mieux venir de jour, non ?

— Non.

— Bon, d’accord. Et pourquoi ça ?

— Parce que dans une demi-heure environ le Fer à cheval va avoir droit à l’éclairage numéro sept : fond jaune et taches mauves, bleu pâle, vertes et rouges. À vingt-trois heures quinze, une tache rouge va rester pendant trois minutes près du centre des chutes. La porte se trouve juste derrière. Ça te permettra de correctement viser…

— Attends. Je ne te suis plus là… Au centre des chutes ? Ce qui veut dire que la porte est à trente mètres de hauteur ?

— Exactement. Un peu dur à atteindre pour un humain, mais pour un piaf, c’est un jeu d’enfant !

— Tu parles de moi, là ?

— On n’est que deux ici ! »

Jack allait répondre, lorsqu’il sentit une présence. Ils étaient à l’abri d’un bosquet d’épinettes, mais une gamine les avait repérés. Elle avait cinq ou six ans et avait faussé compagnie à ses parents qui se bécotaient sur un banc, non loin de là.

« Il est pas beau, ton singe !

— Non, et il est méchant en plus. »

Aha haussa les épaules, mais se prêta au jeu. Il retroussa les babines et s’avança vers la petite fille en grognant.

Elle éclata de rire.

« Il est marrant, avec son nez de cochon.

Aha soupira.

— Ça ne marche pas avec les gamins. Ils sentent que je ne ferais pas de mal à une mouche.

— C’est drôle… Y parle pas comme un singe.

— Ah bon, et y parlent comment les singes ?

— Comme Tarzan. Je peux le caresser ?

— C’est hors de question ! s’indigna Aha. Eh puis on risque de m’accuser de pédophilie !

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Rien, rien, mais tu peux lui caresser la trompe, ça porte bonheur.

— Jack, arrête… On va finir par se faire remarquer !

— Eh bien comme ça toute cette histoire sera terminée ! Tu sais bien que je ne peux pas me transformer d’un coup de baguette magique !

— Moi j’en ai une de baguette magique, dit la petite fille en caressant le nez de Aha.

— Mais elle l’a fait ! Elle a osé ! s’indigna ce dernier en retroussant les babines.

La gamine était morte de rire.

— Dis, tu me le donnes, je l’aime beaucoup ?

— J’aimerais bien…

— Il ne peut pas me donner, mais il peut me vendre. Va demander dix dollars à tes parents. Dis leur que c’est pour acheter un mignon petit singe. Ils ne pourront pas refuser…

— D’accord. »

La petite fille partit en courant.

Aha quitta son perchoir.

« Bon, il est temps de s’éclipser. De toute manière, dans un quart d’heure, on saute. »

 

cabochon

 

Aha avait grimpé sur le dos de Jack. Les chutes s’étaient teintées de jaune, puis des coulées mauve, bleue, verte et rouge étaient apparues.

« Il te reste une minute pour prier. Si tu crois en Dieu, bien sûr…

— Aha, il y a un moment pour tout. Sauf pour les blagues de mauvais goût.

— Excuse-moi, mais je n’ai pas pu m’en empêcher.

— Je crois que je ne vais pas sauter…

— Tu n’as pas le choix, Jack. Si tu ne sautes pas, des centaines d’univers vont disparaître, et le chaos va régner pendant un temps infini dans la Structure. Des milliards de gens vont mourir, et…

— Ça va, ça va… Ces chiffres sont tellement vertigineux qu’ils ne veulent plus rien dire.

— Trente secondes, Jack. »

Ils avaient trouvé un rebord escarpé, difficile d’accès, qui dominait les flots du Niagara à l’écart des touristes.

« Et si je ne me métamorphose pas ?

— On se fracasse soixante mètres plus bas. Mais tu l’as déjà fait une fois, Jack. Il n’y a aucune raison pour que ça ne fonctionne pas de nouveau. C’est en toi Jack. Dix secondes…

La tache rouge se stabilisa au centre des chutes.

« Il faut y aller. On a trois minutes pour changer de monde. »

 

cabochon

 

Il n’avait effectivement pas le choix.

Aha se cala bien sur ses épaules.

Et Jack sauta.

Les lumières vacillèrent. L’air frais de la nuit fouetta son visage.

Et il sut instantanément que toutes ses appréhensions avaient été vaines. Une excitation intense le fit frissonner. Son corps se recouvrit immédiatement de plumes. Lorsque son cerveau lança l’ordre de battre des ailes, elles venaient juste de pousser et claquèrent dans la nuit perlée de bruine comme les haubans d’un vaisseau-fantôme.

À cheval sur son cou, Aha rugit.

« T’es le plus fort, Jack ! Mais à la prochaine partie de poker, je vais te plumer. »

Il éclata de rire.

La tache rouge pulsait droit devant.

Les chutes à cœur ouvert…

« Garde bien le cap, Jack. En plein centre. Quarante mètres. Un peu sur la gauche. Trente mètres. Voilà, c’est parfait. Vingt mètres. Et maintenant, fonce… »

Ils étaient immergés dans le nuage d’écume qu’éructait l’effondrement des eaux. Jack était totalement aveuglé.

« Un peu à droite… hurla Aha. Attention, on y est… »

La pression de l’eau fut l’espace d’un instant insoutenable. Jack eut l’impression qu’une enclume s’était posée sur sa tête. Il vit la tache rouge, puis les ténèbres.

Le vacarme de la cataracte fut tranché net.

Le silence qui s’ensuivit était assourdissant.

« Pose toi. Tout de suite. »

Dans la pénombre, Jack entrevit vaguement ce qui devait être le sol. Il ne savait absolument pas où ils étaient, mais il écouta Aha et se posa en un monde inconnu.