27
Oiseau plongeon

Le Maître dit :

« Le phénix ne vient pas, aucun signe ne sort du fleuve. Je suis fini. »

CONFUCIUS

Iktomi s’était maintenant transformé en bourdon. Un énorme bourdon noir et vrombissant. Il volait à toute vitesse et Jack l’épervier avait du mal à le suivre. Aha, juché sur son cou, gardait son équilibre à grand-peine.

« On ne pourrait pas aller un peu moins vite ? Je commence à avoir le mal de mer.

— Et sur l’eau, vous avez quoi ? Le mal de l’air ? persifla Iktomi d’une voix de crécelle.

— Inutile de jouer sur les mots…

— J’adore jouer sur les mots. Ce sont les contes et les légendes qui font le monde, et non l’inverse.

— Vous en êtes si sûr que ça…

— Si nous ne nous dépêchons pas, Épeire arrivera avant nous.

— Ça ne vous dérangerait pas outre mesure puisque vous avez prévu de faire équipe avec lui !

— Peut-être, mais je ne voudrais pas mécontenter Phénix. Évitez simplement de dire que je vous ai aidé. Vous avez retrouvé Anjel par vos propres moyens… D’accord ?

Aha acquiesça.

— Je ne crois pas que vous fassiez le bon choix en ralliant le camp d’Épeire. Les grandes plaines risquent d’y perdre leur tranquillité. »

Ils survolaient des campements de tipis aux perches peintes en rouge ; des troupeaux de bisons paissaient sur des étendues vert émeraude ponctuées çà et là de marécages bleutés où les bêtes venaient s’abreuver. Ils tombaient parfois sur des scènes de chasse qui paraissaient chorégraphiés comme de véritables corridas : la poursuite sur de rutilants chevaux blancs, l’encerclement et la mise à mort à coups de flèche.

Une barre rocheuse gris cendrée se détachait au loin, tel un horizon minéral…

« Là en bas, sur la droite… Ce sont eux », grasseya soudain Iktomi en venant se cacher contre le flanc opposé de Jack.

Une dizaine de créatures humanoïdes revêtues de carapaces de crabe chevauchaient d’énormes centipèdes. Les myriapodes noirs et luisants ondulaient en labourant la plaine de leurs milliers de pattes crochues. Le plus gros des centipèdes, celui qui menait la danse, était monté par une créature hybride entre la mante religieuse et l’araignée. Elle était pourvue de deux paires de pattes, d’une paire de bras et d’un septième membre en forme de faux qui ajoutait au tableau une touche macabre.

Il jeta un œil à l’oiseau qui passait au loin et dut le prendre pour un grand aigle. Mais Jack, dont la vision était encore exacerbée par le kinnikinnick, croisa ses yeux bleu métallique. Ils irradiaient une cruauté ancestrale, primitive, terrifiante.

 

cabochon

 

Ils s’étaient posés à l’orée d’une forêt qui longeait la barre rocheuse. Iktomi leur avait indiqué un sentier censé les conduire droit sur Anjel, puis leur avait souhaité bonne chance et s’était éclipsé. Il ne tenait pas à croiser le chemin d’Épeire. Jack avait repris son apparence humaine et Aha était demeuré sur ses épaules…

« Dis moi, ta petite taille ne serait pas par hasard un bon prétexte pour te faire tout le temps transporter ?

— C’est à moi que tu parles ? »

Jack ne répondit même pas. La forêt dégageait une odeur de mousse, de champignon et de fougère, de terre humide et de résine. Il ne savait pas si le mélange concocté par Iktomi faisait encore effet, mais il avait l’impression que tous ses sens étaient amplifiés : il entendait les bourgeons craquer, les aiguilles de pin tomber sur la mousse, les mandibules des chenilles grignoter les feuilles les plus tendres… Pour la première fois depuis bien longtemps, il ne se sentait pas pris entre le marteau et l’enclume. Il savait cependant que cette parenthèse bucolique serait de courte durée et il essaya d’en savourer la félicité jusqu’à la dernière goutte.

Au bout d’un kilomètre de marche, le sentier déboucha sur une clairière.

Au centre de la clairière se dressait une cabane en rondins dont à coup sûr aucun architecte n’avait dessiné les plans. Elle paraissait construite à cheval sur plusieurs dimensions et Jack se dit qu’après tout c’était peut-être le cas. Un homme se tenait au centre de ce qui ressemblait à un porche. Il avait les cheveux longs et une épaisse barbe noire. Ses yeux avaient vu des soleils bien plus brillants que celui qui avait cuivré sa peau. Il avait l’air impassible mais il bandait un arc et la flèche était dirigée droit sur eux.

« Je ne reçois aucun étranger. Alors je te demanderai de faire immédiatement demi-tour, sinon j’embroche ton animal de compagnie, lança Anjel sans animosité, mais avec l’assurance de celui qui ne plaisantait pas.

— Non mais en voilà une façon d’accueillir un dieu et un… un… phénix ! », s’emporta Aha.

L’homme écarquilla les yeux, baissa son arme, puis la tête. Malgré tous ses efforts il ne put s’empêcher de rire.

« Excusez-moi, mais je ne vois pas de dieu de votre stature et de… phénix tous les jours, alors vous comprendrez que je sois un peu surpris. »

Il ne laissa pas Aha réagir.

« Même si vous étiez le créateur de l’univers primordial, je ne vous accorderais pas l’hospitalité.

— Nous ne sommes pas venus jusqu’ici pour passer des vacances dans les bois, seigneur Anjel. Nous voulons juste vous poser une question.

— Je vous écoute…

— Vous permettez que nous avancions un peu, histoire de ne pas avoir besoin de hurler ?

Anjel réfléchit un court instant, puis rangea la flèche dans un carquois et posa son arc.

— Vous pouvez approcher. Je vous accorde cinq minutes. J’ai cependant l’impression qu’il va falloir que je trouve une autre retraite. Celle-ci ne me paraît plus très fiable.

— Vous ne croyez pas si bien dire, seigneur Anjel. Un Seigneur de la guerre vous a également retrouvé. Il ne devrait d’ailleurs pas tarder à déboucher dans cette clairière…

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— Je pense que cela ne vous fera pas particulièrement plaisir, mais si je ne me trompe pas, il s’agit de votre frère, le seigneur Épeire…

Anjel poussa un cri et donna un violent coup de poing dans l’un des montant en bois qui soutenaient l’avant-toit.

— S’il débarque ici, je le tue de mes propres mains…

— Ayant eu vent de vos différends, je comprends que ce soit votre désir, mais il n’est pas venu seul. Une dizaine de guerriers caparaçonnés de la tête aux pieds l’accompagnent, et quand bien même vous auriez l’ascendant sur Épeire, ce dont je doute, vous ne feriez pas longtemps de vieux os.

Jack contemplait Aha d’un air ébahi.

— Depuis quand tu t’exprimes avec une telle déférence ?

— Depuis que nous conversons avec le plus grand seigneur des Portes de la Structure. »

Aha accompagna ses dires d’un large sourire suivi d’une courbette, mais Anjel ne les écoutait plus. Il massait ses phalanges endolories et paraissait soudain en proie à une intense réflexion.

« Je présume que si vous arrivez à peu près en même temps que lui, c’est que vos motivations sont les mêmes…

— À vrai dire, je n’en suis pas sûr, nous essayons de stopper le chaos et Épeire fait partie de ceux qui l’entretiennent, il devrait donc plutôt être là pour nous empêcher de vous convaincre.

— Ou pour vous éliminer, ce qui réglerait encore plus rapidement le problème, suggéra Jack.

Anjel hocha la tête.

— Tu as raison, petit. Qui es-tu ?

— Je ne suis pas si petit que ça… Je viens d’avoir seize ans.

Anjel soupira.

— Seize ans… J’échangerai volontiers mon âge contre le tien… Je m’excuse de t’avoir vexé…

— Je suis Jack Browser, mais tout le monde voudrait que je sois plus que ça. Un cambrioleur, le sauveur de l’humanité… Comme si être le fils de Dieu n’était pas déjà suffisant !

— Quel dieu ?

— Yav, précisa Aha.

— Tu en es sûr ?

— Avec les dieux on n’est jamais sûr de rien.

— À qui le dis-tu ? ironisa Jack.

Anjel fixa Jack un moment.

— Si tu es vraiment le fils de Yav, tu es peut-être mon oncle.

— Ben voyons. Au point où nous en sommes…

— Mon père m’a avoué un jour que ma mère était une fille de l’Innommé.

— Mon père serait donc votre grand-père ?

— Possible.

— Alors là, j’ai l’impression de prendre vraiment un coup de vieux !

Anjel sourit.

— Quel est ton animal totem ?

— L’épervier.

— Il s’est déjà métamorphosé deux fois, précisa Aha.

— Pourquoi l’avoir présenté sous le nom de Phénix ?

— Iktomi l’a baptisé ainsi.

— Iktomi ? Ce bouffon ? Il faut se méfier de lui…

— Nous en avons déjà fait l’expérience. C’est lui qui a donné votre adresse à Épeire. J’ai bien peur qu’il cherche à doubler Wakan Tangka.

— Je sais, mais je ne tiens pas à m’en mêler. Le destin des mondes ne m’intéresse plus.

Jack s’avança.

— L’amour est si puissant que ça ?

Anjel secoua plusieurs fois la tête. Comme s’il essayait de remettre ses idées en place.

— C’est une drogue très forte. Lorsque tu es en manque, le reste n’a plus aucune importance.

— Y compris le destin de milliards d’individus ?

— Y compris le destin de milliards d’individus.

Jack prit Aha et le posa par terre.

— Toi tu fais ce que tu veux, mais moi je rentre. Ce type n’a aucune conscience. Il ne nous sert strictement à rien…

Anjel massa machinalement son poing endolori.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là, petit ?

— Rien d’autre que ce que j’ai déjà dit : je n’ai pas de temps à perdre avec un individu qui ne sauverait pas quelqu’un de la noyade.

— Je n’ai jamais dit ça.

— C’est exact, il ne s’agit pas d’une seule personne mais de milliards d’hommes, de femmes, d’enfants…

Anjel fit la grimace.

— Posez-moi votre question, qu’on en finisse…

— La situation est complexe, mais la question est simple, précisa Aha qui avait retrouvé le sourire. Accepteriez-vous de nous conduire au monde des Anciens Dieux ?

Anjel était sidéré.

— Vous plaisantez, j’espère ?

— Absolument pas. Yog Sothoth est en train de s’évader. Sa prison se fissure, et…

— Yog est un mythe inventé par les Araignées.

— Nous sommes tous des mythes. Et les Anciens Dieux encore plus puisqu’ils ne se manifestent jamais. Existent-ils toujours ? Ont-ils même jamais existé ?

— Je suis allé frapper à leur porte.

— Mais elle ne s’est pas ouverte.

— Ils l’ont cadenassée. Ça ne sert donc à rien d’y retourner.

— Sauf si nous y allons avec un kassakaappimies.

Anjel regarda Jack d’un air peu convaincu.

— C’est de toi dont il parle ? »

Jack hocha la tête.

« Tu l’as déjà fait ?

— Eh bien, c’est-à-dire…

— Tu ne l’as pas encore fait, c’est ça ?

— Non, mais la danseuse certifie que j’en suis capable. Et que, tôt ou tard, j’y arriverai.

— Quelle danseuse ?

— Vous la connaissez bien, paraît-il. Elle s’appelle Alice.

Anjel soupira.

— Et c’est reparti…

— Nous avons de quoi vous payer.

— L’argent ne m’intéresse pas.

— Il ne s’agit pas d’argent…

Il dévisagea un instant Jack.

— Inutile de m’en dire plus. J’ai compris… Si ce gamin est vraiment un kassakaappimies, il pourrait me rendre Éva… C’est votre monnaie d’échange, n’est-ce pas ?

— Eh bien…

— Et si Alice a tort ? Si Jack s’avère incapable de fracturer le moindre universicule ?

— Alors, nous sommes morts… En attendant, pourriez-vous répondre à une toute petite question… Avez-vous prévu une issue de secours ?

— Comment ça ?

— Épeire va arriver. Probablement pour vous tuer. Et nous avec. Surtout s’il sait que Jack est un perceur de mondes. Alors si vous avez une petite Porte à proximité, c’est le moment de l’utiliser.

— Je suis désolé, mais il n’y en a pas.

Aha était abasourdi.

— Vous êtes un seigneur des Portes et vous…

— Je suis venu ici pour me couper du monde. Ma sécurité était le cadet de mes soucis. »

C’est alors que leur parvinrent les premiers martèlements des pattes de centipède.

« Partez par la voix des airs. Épeire, j’en fais mon affaire, leur conseilla Anjel.

— À moins que ce ne soit l’inverse.

— De toute façon, nous n’avons pas le choix. Moi, je pourrais toujours faire semblant de l’écouter. Il ne va pas tuer son frère sans réfléchir, alors que vous, il vous éliminera sans hésiter.

— Anjel a raison, dit Jack. Mais si on s’en sort, est-ce que vous êtes d’accord pour me conduire au monde des Anciens Dieux ?

— On en reparlera le moment venu.

— OK, dit Aha. À toi de jouer, Jack. »

Jack ferma les yeux puis les rouvrit aussitôt. Son corps se couvrait déjà de duvet. Il vit alors Épeire et sa troupe émerger de la forêt. Une horde spectrale nimbée d’air surchauffé et tremblant. Une vision qui coupa instantanément tous ses moyens.

« Dépêche-toi, Jack, s’inquiéta Aha. »

Jack suait à grosses gouttes. Quelques touffes de duvet se transformaient en plumes, mais la métamorphose était lente, trop lente…

Il ferma de nouveau les yeux et s’imagina en train de chuter du haut d’une falaise. Il sentit que ça repartait. Les plumes poussaient, les ailes s’étiraient…

Il ouvrit les yeux.

Les créatures humanoïdes en armure de chitine, les myriapodes noirs et luisants qui faisaient jaillir d’énormes mottes de terre en martelant la terre de leurs milliers de pattes, et le monstrueux centipède qui les précédait, chevauché par cette chimère de mante et d’araignée que l’on nommait Épeire, n’étaient plus qu’à quelques mètres d’eux.

« Il était temps », soupira Aha.

Et il bondit sur le dos de Jack.

Épeire arma son bras faucille, sa patte de mante religieuse, adoptant la posture allégorique de la grande faucheuse, et la projeta en avant. Il taillada l’air et décapita Aha au moment même ou l’épervier se propulsait sur ses pattes pour décoller. Jack vit le corps démantelé du petit dieu partir à la renverse.

Un torrent de haine l’emporta.

Épeire arma de nouveau son bras. La faux mortelle traça un arc de cercle parfait. Jack sentit une brûlure à la pointe de son aile droite. Il vit tomber quelques plumes. Sa haine s’embrasa. Il s’éleva en effectuant un large demi-cercle. Puis il redescendit en se positionnant face à Épeire.

« Ne fais pas l’imbécile, petit ! Fous le camp ! », hurla Anjel.

Épeire l’attendait, immobile, en position de combat, tel un samouraï armé de son sabre.

Jack n’avait même pas entendu Anjel. Il n’était plus de ce monde. Il n’était plus matière. Il était concept, abstraction, haine, vengeance et destruction.

À quelques mètres de l’impact, la tête de l’oiseau retrouva sa forme originelle. Jack poussa un hurlement dément. L’air trembla devant ses lèvres, se dispersa en ondes concentriques autour de sa bouche béante. Puis il rabattit ses ailes le long du corps et fonça sur sa cible.

Le cœur du vortex toucha la pointe du bras faucille et le corps d’Épeire se liquéfia à son tour en ondes concentriques.

Jack le pénétra, entouré de flammèches orange, comme s’il traversait une motte de beurre.

Anjel était sidéré. Le corps d’Épeire avait littéralement fondu pour laisser place à… une Porte. Il n’hésita qu’une fraction de seconde et fonça vers l’ouverture. Passé un premier moment de stupeur, les hommes crabes éperonnèrent leurs montures et se lancèrent à sa poursuite. Anjel plongea. Il sentit la pointe d’une lance effleurer son dos. Il tourna la tête et vit les yeux de l’homme crabe se noircir d’effroi… La Porte se refermait. Il entendit un craquement de chitine écrasée, sentit une odeur de brûlé et le vide sous ses pieds. Une fraction de seconde plus tard, un torrent l’emportait.