28
Une partie de campagne

Les desperados languissent après l’orage, l’ivresse et les blessures.

De petits enfants étouffent des malédictions le long des rivières

A. RIMBAUD

Jack avait le visage et la poitrine couverts de cloques et les bras et les jambes rougis, comme s’il avait pris un méchant coup de soleil.

La Porte les avait recrachés au bord d’une rivière, et Anjel avait failli se noyer. Jack l’avait récupéré, coincé entre les racines d’un immense sapin au tronc à moitié immergé. Ils avaient trouvé une anse caillouteuse et s’étaient tous deux affalés, ivres de fatigue.

Et c’était mieux ainsi. Jack ne voulait plus penser à rien. Faire le vide. Que sa mémoire ne soit plus qu’un trou noir qui avalerait le moindre souvenir. Il sombra plusieurs fois dans un état léthargique, mais ne trouva jamais le sommeil.

Ils avaient débarqué à l’aube et le soleil commençait à chauffer. Pour Jack, qui avait déjà la peau en feu, ce n’était guère supportable. Il rampa jusqu’à l’arbre le plus proche. Il s’adossa contre le tronc, à l’ombre d’un épais feuillage.

Il y avait les chants d’oiseaux, les stridulations d’insectes et le bercement liquide de la rivière.

« Où sommes-nous ? demanda Anjel qui l’avait rejoint en s’adossant à son tour contre l’énorme tronc.

— Dans de vieux souvenirs… Lorsque le monde était encore doux et lumineux… Mon beau-père, qui était alors mon père, m’emmenait pêcher dans cette rivière. Le coin est magnifique.

— Mais encore ?

— Les gorges du Rogue, dans l’Oregon.

— Quel monde ?

— Qu’est-ce que vous voulez que j’en sache !? Lorsque j’y suis né, les adresses s’arrêtaient au pays ! À la limite, on aurait pu préciser « Terre », mais au-delà, on ne savait même pas que quelque chose existait ! Et puis arrêtez de me faire chier avec ces conneries ! Merde ! Votre frère a tué Aha !

— Et il est mort, lui aussi…

Jack resta un moment silencieux.

— Excusez-moi. Je ne suis pas dans mon état normal…

— Si ça peut te rassurer, moi non plus.

— J’ai vraiment besoin de me reposer.

— Je crois que j’en ai besoin aussi. »

Jack se redressa et alla s’installer un peu plus loin.

Anjel se dit que la meilleure chose à faire pour l’instant était d’admirer le paysage.

Le fleuve, bleu-vert, coulait entre des escarpements rocheux couverts de mousse couleur rouille. Des sapins plantaient leurs racines dans les anfractuosités pierreuses, à la recherche d’un peu de terre, et poussaient leurs cimes vers les hauteurs pour voir ce qui se passait au-dessus, en se disant qu’un jour ils grimperaient jusqu’aux contreforts de la forêt de conifères verdoyants qui s’étendaient sur les deux berges du fleuve. Non loin de là, un petit pont en bois, peint de la même couleur que la mousse, se fondait harmonieusement dans le paysage.

« Tu as eu raison de nous conduire ici, dit Anjel à l’adresse de Jack. Même si c’est ton inconscient qui a pris les rênes. Le coin est idéal pour recharger nos batteries. Il suffit juste de trouver un endroit un peu plus confortable pour passer la nuit. »

Plusieurs minutes passèrent. Puis Jack conclut :

« Si c’est notre seul problème, on peut le considérer comme réglé. »

 

cabochon

 

C’était une cabane de bûcherons. Elle se dressait dans une toute petite clairière entourée de sapins. L’unique pièce était pourvue d’une table, de deux tabourets et d’une cuisinière à bois. Il y avait également deux petits matelas enroulés dans un coin et deux duvets. Lorsque Jack voulut les dérouler, ils se pulvérisèrent instantanément, entièrement dévorés par les mites. Les matelas avaient servi de repaires à quelques scolopendres et accueilli un nid d’araignées, mais n’avaient pas trop souffert. Deux chauves-souris étaient suspendues à une poutre. Elles frémirent un instant à leur arrivée puis se rendormirent aussitôt. Il n’y avait pas d’eau mais la rivière n’était pas loin.

« Je pense que ça ne vous dépaysera pas trop, dit Jack.

— C’est le luxe ! Je n’avais plus eu droit à un tel confort depuis longtemps.

Jack esquissa une petite moue qui ressemblait vaguement à un sourire.

— Et puis… »

Il ouvrit un coffre en bois à moitié vermoulu calé contre la table.

« –… Nous avons de quoi trouver pitance.

Il brandit fièrement deux cannes à pêche.

Anjel acquiesça.

— Je préfère pêcher à la fourchette.

— Mais ce n’est pas autorisé !

— Tu plaisantes, j’espère…

— On verra bien qui s’en sortira le mieux… »

Cinq minutes plus tard, Jack s’était endormi au milieu des araignées et des scolopendres.

 

cabochon

 

Les univers étaient en guerre, mais dans une cabane perdue au fond des bois, près des gorges de la Rogue, dans l’Oregon, USA, planète Terre, monde de Nodens, univers charnière de Yav, s’ils avaient été en paix, personne n’aurait vu la différence.

Lorsque Jack se réveilla, sa mémoire était de nouveau valide et ses souvenirs clairs comme de l’eau de roche. Il s’effondra en larmes.

Son père était un dieu distant et froid.

Sa mère s’était suicidée.

Son meilleur ami était mort.

Et il était un kassakaappimies.

 

cabochon

 

Anjel avait chargé et allumé la cuisinière à bois. Il y avait une odeur et un bruit de friture.

« Reposé ?

— Totalement… Mais les oignons, ça me fait pleurer.

— Il n’y a pas d’oignons. L’épicerie était fermée.

— Ah…

— C’est juste quelques brochets. Bon, ils n’ont pas la taille réglementaire et je les ai attrapés à la fourchette, mais j’espère que tu les mangeras quand même…

Jack essuya ses larmes.

— Merci, Anjel.

— Pour les brochets ?

— Non, pour votre patience. Je suis totalement largué, et…

— Je ne vais pas très bien non plus, Jack, mon frère était un grand malade, mais je ne pouvais m’empêcher de l’aimer, de croire qu’un jour il changerait… Et je ne vois plus celle que j’aime depuis des années.

— Je suis un kassakaappimies et vous allez bientôt la revoir.

— Une fois que cette histoire sera finie, tu auras encore la vie devant toi, Jack.

— Nous sommes l’histoire, Anjel. Et elle ne finira qu’à notre mort… »

Il effleura de la pointe du doigt les cloques qui parsemaient son visage et tendit ses avant-bras, rouge vif.

« Je suis peut-être un bon perceur de coffres, mais celui que nous devons fracturer doit être sacrément épais. Me restera-t-il encore un peu de peau sur les os une fois le travail accompli ? »

Jack ménagea un silence.

« Anjel, nous allons déguster vos brochets, puis nous nous reposerons un moment, le temps de la digestion, et nous partirons libérer Éva. Je ne connais pas la taille de l’universicule créé par Épeire, mais maintenant que… votre frère est mort, il va tôt ou tard…

— … se désagréger, tu as raison. Mais mon frère avait vu grand, comme toujours. Il va tenir encore un moment, rassure-toi.

Jack sourit.

— Bien. Je vais tout de même décadenasser la porte. Au cas où vous vous retrouveriez seul après notre petite aventure.

— Jack…

— Oui…

— Arrête de me vouvoyer, s’il te plaît. »