Le delta des songes

Des fouets huilés claquaient et scintillaient au-dessus des écailles et le monde entier fut pris dans les balancements rythmiques de la bête entre mes jambes, tandis que les ajoncs, les rochers et les ronces prenaient le ton et le mouvement, comme une foule qui se met à frapper des mains et taper des pieds sur un tempo ; la jungle, mon auditoire, applaudissait le rythme de la houle des lézards.

S. R. DELANY

Le soleil est une poche d’huile orange qui saumone la vase et les saules pleureurs. Le delta a retrouvé sa sauvagerie ancestrale. Des espèces qui avaient quasiment disparu comme la tortue molle à épines ou le moucherolle à ventre jaune sont de retour. Moi, je ne vois pas la différence. Il faut dire que je suis né depuis peu. Je n’ai rien perdu du sens des choses mais je n’ai plus le moindre souvenir. Il n’a fallu que quelques jours à la tourbe, la terre, la vase, le ciel, le soleil et la mer pour dégorger de vie, mais il me faudra des années pour reconstituer un passé. Qu’importe ! Le monde est magnifique. Mes sensations sont fraîches, mes pulsions chatouilleuses, mon besoin de découverte infini. Ni Anjel, ni Heimdal n’ont osé me le dire, mais je sais que je reviens d’entre les morts. Je ne souffre pas d’amnésie mais de renaissance. Je n’aurais jamais de souvenirs d’enfance. Aucune mère ne me bercera dans ses bras. Qu’importe ! La nature est ma mère. Je le sens. Je la sens dans chacune des cellules qui composent ce corps qu’est le monde. Ils mont dit que j’avais eu plusieurs noms : Kassakaappimies, Jack, Oiseau Plongeon, et qu’ils m’expliqueraient un jour leur sens, leur raison. Je suis Oiseau Plongeon. Je le sais, je le sens, mais je vois bien qu’Anjel et Heimdal préfèrent Jack. Alors je ne vais pas les contrarier. Et puis, qu’importe…

Je plonge dans un trou d’eau. Une anguille s’enfuit, une autre s’enroule autour de ma jambe puis détale à son tour. Je nage entre les écrevisses, les serpents d’eau et les perchaudes, les truites et les saumons. Le contact frais et revigorant est un délice, mais lorsque je vois s’envoler des couples de bruants ou de pygargues, je me dis que le contact de l’air doit être plus grisant encore…

Le soleil est une poche de sang à la pointe du delta. Une fois percée, elle libèrera son contenu rubescent entre les huttes de castor et les massifs de jacinthes d’eau. Je m’allonge sur un rocher plat recouvert de mousses et observe le crabe de cristal agrippé à la falaise. Il rougit à vue d’œil, comme si on l’avait plongé dans l’eau bouillante. Le Laguna, envahi par la végétation luxuriante qui a colonisé les gorges et la marina, ressemble à un énorme crustacé recouvert d’algues et de coraux. Le port de plaisance, amalgame de mats et de coques enlisées, est une sculpture abstraite verte et rouille, une représentation de graphes en 3D.

L’ombre d’un dragon se profile contre le disque solaire. Élégante et majestueuse, sa projection de chair et d’écailles, de cuir et de griffes se pose sur l’îlot où je fais ma sieste crépusculaire.

« Comment vas-tu, Heimdal ?

— Très bien, Jack. Je suis venu te chercher. Le dîner est prêt.

— Que me vaut cet honneur ?

— Nous avons des invités. »

 

cabochon

 

Anjel était attablé sur la terrasse en compagnie d’une jeune femme. Je souris. Il a enfin décidé de me présenter celle pour qui il a bravé les Enfers. Éva, l’amour de sa vie.

« Je suis vraiment ravi de faire votre connaissance. Anjel m’a souvent parlé de vous. »

Je prends sa main pour y déposer un baiser, comme il doit être d’usage de faire avec la dame d’un seigneur des Portes, lorsqu’un frisson électrique me donne la chair de poule. Je croise son regard et sombre dans un lac émeraude.

« Les toilettes de l’hôtel sont un véritable jardin d’acclimatation ! », lance alors une douce voix.

Je me retourne. Une jeune femme s’avance vers notre table. Lorsqu’elle m’aperçoit, elle paraît rayonner.

« Jack… Enfin ! Je suis si émue de vous rencontrer… »

Elle en a presque les larmes aux yeux.

Elle me serre dans ses bras. Je ne sais que penser. Puis elle se penche sur Anjel et l’embrasse.

« Que serions-nous devenus sans vous, Jack ? »

Je comprends aussitôt qu’il s’agit d’Éva. Mais alors…

Je réalise que l’autre femme est beaucoup plus jeune. Elle m’embrasse du regard. J’en ai de nouveaux frissons. Un nom s’impose à moi : Véra. Et une couleur : Tourmaline.

Heimdal nous apporte un apéritif.

« Cocktails d’étoiles pour tout le monde. »

De petites étincelles crépitent dans les verres. La jungle qui envahit le toit-terrasse baigne d’une lumière dorée.

Véra sourit et je lis dans son regard toute la mémoire du monde.

 

FIN